L’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique est née en 1920 et compte 40 membres. Comme l’Académie française, elle élit en son sein des personnalités qui participent au rayonnement de la langue française. Poussiéreuses, certes, ces institutions peu enclines à la parité et aux évolutions de la langue n’en restent pas moins de puissants vecteurs de légitimité. Voilà la liste de toutes les femmes élues membres étrangères littéraires de l’Académie :
Anna de Noailles : 1921
Colette : 1935
Edmée de la Rochefoucauld : 1962
Marguerite Yourcenar : 1970
Marie-Claire Blais : 1992
Assia Djebar : 1999
Fatou Diome : 2023
C’est la dernière élue qui va ici nous intéresser. Femme de lettres, Fatou Diome, est née en 1968 à Niodor au Sénégal. Elle fait ses études à l’université Cheikh-Anta-Diop à Dakar puis à l’université de Strasbourg. Elle publie un recueil de nouvelles, La Préférence nationale, en 2001. Mais c’est le roman Le Ventre de l’Atlantique, qui raconte l’histoire et les implications du départ de l’Afrique pour la France, qui lui vaut une notoriété internationale. Son œuvre explore notamment les thèmes de l’immigration en France, de la relation entre la France et le continent africain, et de ce fait de l’impact de la colonisation, de l’identité et de l’exil.
Dans le Discours de réception de Fatou Diome à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique publié en 2024, figurent deux discours. D’abord le discours de réception d’Yves Namur, poète belge, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, qui est une passionnante exploration de l’œuvre de Fatou Diome et qui rend hommage à sa lutte pour la liberté. Ensuite, le discours de réponse de Fatou Diome qui, comme le veut la tradition, fait l’éloge de l’autrice à laquelle elle succède au fauteuil 34, la québécoise Marie-Claire Blais.
Un même fauteuil, un même combat
Derrière leur caractère protocolaire, les discours d’Yves Namur et de Fatou Diome proposent une description des deux académiciennes, dont les parcours présentent bien des similitudes, en nous gardant bien sûr de toute volonté de les essentialiser et de les invisibiliser derrière un portrait collectif.
Le premier rapprochement que l’ouvrage nous permet de faire entre les deux femmes académiciennes c’est une entrée à l’école qui n’était pas gagnée d’avance. D’un côté, Marie-Claire Blais « aînée d’une fratrie de cinq enfants […] a grandi dans un quartier populaire. Bien qu’issue d’un milieu modeste, elle fréquentera un établissement catholique renommé, le couvent Saint-Roch, dirigé par les Dames de la Congrégation Notre-Dame ». Du côté de Fatou Diome, son « courage » et sa « détermination à apprendre auront raison de toutes ces embûches qui se sont dressés devant vous ». L’école a été l’une des premières épreuves de ces femmes qui ont réussi à renverser les prédictions ou les déterminismes pour franchir la porte de l’instruction, qui s’est révélée un véritable élément catalyseur de leur ascension intellectuelle et sociale.
Leur parcours littéraire est marqué par la variété des genres dans lesquels elles ont écrit : « romans, nouvelles, essais, récits, théâtre, poésie, pièces radiophoniques » pour Marie-Claire Blais. Nouvelle, romans (avec des aspects biographiques, social, merveilleux), essais du côté de Fatou Diome. Au cœur de leurs livres, on peut lire une vision salvatrice de la littérature. Pour Fatou Diome « les images, c’est une façon de donner des contours à l’imagination, une manière de créer une emprise à notre âme, sans quoi elle flotte d’angoisse entre les galaxies1 ». Écrire se révèle être d’une grande nécessité, voire relève de la survie. Fatou Diome dit de Marie-Claire Blais « Modeste, elle se déclarait impuissante face à la souffrance alentour : elle ne pouvait faire autre chose que d’écrire des livres, dit-elle, que chacun avait sa responsabilité et que la sienne, c’était d’écrire des livres, même si c’est égoïste2 ». Là encore, la littérature est indispensable à la vie et elle permet de surmonter l’insurmontable.
Des autrices engagées
La vie de ces deux académiciennes est largement marquée par des expériences intenses, inédites et inoubliables. Pas n’importe lesquelles mais bien celles liées à leur identité respective et aux conditions de vie dans leur pays. Si dans les nouvelles de La Préférence nationale, Fatou Diome révèle les raisons pour lesquelles elle a été congédiée par une de ses patronnes : « aucune des goujateries [de son époux] n’avait échappé à ma cervelle de femme de ménage qu’il supposait peu élastique », c’est elle-même qui rend compte de son expérience de lectrice : « En lisant sa biographie [celle de Marie-Claire Blais], j’ai eu froid et faim avec elle. J’ai partagé sa solitude dans la pénombre d’une petite chambre, l’hiver à Québec, loin de la famille ». Ces expériences inoubliables trouvent leur place, de façon manifeste, dans les ouvrages des académiciennes.
Leurs plumes sont au service d’un regard objectif, parfois acerbe, sur l’humanité. Les humains, selon Fatou Diome, « n’entendent que leur propre langage ; ils n’écoutent pas leurs semblables, encore moins les choses, comme ils nous appellent3 ». C’est cette même Fatou Diome qui affirme que dans l’essai La solidarité de Marie-Claire Blais, « tous les milieux, qu’ils soient traditionnels ou progressistes, sont en fait traversés par le même souci : comment retrouver l’unité perdue4 ». Leurs existences, parcours et sensibilités ont contribué, dans une certaine mesure, à regarder les êtres avec beaucoup de lucidité et à analyser les relations humaines.
Un féminisme francophone
Cette francophonie se définit d’abord par la langue mais aussi par un rapport singulier avec l’espace. En effet, le déplacement, voire même le déracinement nécessaire de son pays (ancienne colonie française) fait partie du lot. Pour les deux femmes, la traversée de l’Atlantique est indispensable pour appartenir à la grande famille des écrivain.e.s de langue française. Mais elle est aussi indispensable pour faire grandir sa propre écriture. Fatou Diome ne dit-elle pas de Marie-Claire Blais qu’ « à la publication de son premier roman, La Belle Bête, en 1959, Lévesque lui obtient une bourse d’écriture qui lui permettra de vivre et travailler à Paris pendant un an ». Fatou Diome souligne elle-même les conséquences de son déplacement :
« La nostalgie est mon lot, je dois l’apprivoiser, garder dans mes tiroirs à reliques la musique de mes racines tout comme les photos de ceux des miens à jamais couchés sous le sable chaud de Niodior5 ».
Leur francophonie fait d’elles des autrices du mouvement.
Leur accueil dans l’académie reflète leur rapport singulier avec la littérature d’expression française. Il se perçoit d’une part à travers la vision des autres. Quand Liliane Wouters reçoit Marie-Claire Blais, elle la présente comme « le premier écrivain québécois à siéger dans cette Compagnie, qui, dès sa fondation […] avait souhaité la présence d’un auteur francophone d’Outre-Atlantique. Ouverte à toute la Francophonie, notre Académie l’est aussi aux femmes ». Il se perçoit aussi à travers la vision d’elle-même dont Fatou Diome fait part en toute sincérité :
« Mon Académie à moi a toujours été celle des pélicans, ces amis avec lesquels je partage la migration depuis mes treize ans ».
Le rapport avec l’espace, qui change ou qui est à repenser, fait ainsi partie intégrante du parcours de l’autrice francophone.
Les diverses appellations que Fatou Diome se donne traduisent son rapport, au départ a priori, non légitime du fait de ses appartenances géographique, sociale et ethnique, qui s’explique par une vision étroite de la francophonie, telle qu’elle a été définie à son invention. Elle se qualifie de « Petit matelot du Saloum, moi, une punk de la Littérature », de « fille adoptive de Marianne ». Ces surnoms, évidemment pleins d’humour, mais révélateurs d’un positionnement d’imposture qui malheureusement a été véhiculé trop longtemps, sont vite oubliés quand elle donne celui qui fait le pont entre son pays d’origine et son pays d’accueil : elle s’affirme « Franco-Sénégalaise ». Aussi simple que peut paraître ce mot composé, il relève d’une trouvaille en adéquation avec une image stable et fixe de l’identité de l’autrice, une image plus juste.
Lire le Discours de réception de Fatou Diome à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique c’est apprécier la plume d’une autrice toujours talentueuse, c’est aussi se rappeler que le parcours d’une autrice francophone est lié à des problématiques spatiales, c’est également s’ouvrir à d’autres autrices d’autres horizons et c’est enfin découvrir une sororité académique.
1 Fatou Diome, Le Verbe libre ou le silence.
2 Entretien avec Françoise Faucher pour Femme aujourd’hui, 20 mai 1966 pour la télévision, in Archives Radio Canada.
3 Fatou Diome, Kétala.
4 Marie-Claire Blais, La Solidarité, Histoire d’une idée.
5 Fatou Diome, Le Ventre de l’Atlantique.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.