Jusqu’au 12 janvier 2025 se tient au musée d’Orsay la première rétrospective en France de la peintre norvégienne Harriet Backer. Harriet qui ? me direz-vous, et c’est bien normal. De la peinture norvégienne, on ne connaît sous nos latitudes qu’Edvard Munch et son cri si strident qu’il a fait taire toutes les autres voix. Et pourtant… immensément connue dans son pays depuis la fin du XIXè siècle, Harriet Backer a produit une œuvre fournie, à mi-chemin entre réalisme et impressionnisme, qui échappe aux deux courants, ou si l’on préfère, qui les réunit. Usage de couleurs vives, jeux de lumière subtils, natures mortes, scènes d’intérieur, paysages… La maestra s’est essayée à de multiples sujets, dans une tentative d’épuisement du regard comme en témoignent les séries d’intérieurs de fermes (bretonnes ou norvégiennes, en fonction de ses pérégrinations) quasi identiques mais où l’on constate ici une variation de lumière, là un élargissement du cadre, là encore l’ajout d’un personnage ou une inclinaison différente d’un buste. Elle peignait « lentement », nous renseignent les cartels, tant mieux, sa pratique d’une slow peinture nous offre aujourd’hui une attention pointilleuse aux reflets du soleil par la fenêtre, aux rais de lumière qui touchent d’une intensité variable selon l’heure du jour, le velours vert d’un fauteuil, la luisance d’un parquet, la transparence d’un vase au bleu tantôt profond tantôt limpide. Encore mieux qu’un nuancier Farrow and Ball.
Piétiner dans la queue sur le parvis un samedi, se frayer un chemin dans la foule depuis le vestiaire et tenter de faire valider mon pass éducation : aucune de ces contingences n’atténue l’effet waouh de l’entrée dans l’ancienne gare. Le haut des escaliers, la galerie des sculptures, les immenses verrières et les piliers monumentaux, et soudain, un petit panneau double, une flèche d’un côté « Caillebotte, peindre les hommes », de l’autre « Harriet Backer, la musique des couleurs ». C’eut été sans doute trop grossier de titrer « peindre les femmes » de ce côté-ci. Allez hop, on s’engouffre côté Harriet.
On commence l’expo par la mallette de peinture de l’artiste, émouvante relique de cuir usé pleine à craquer de tubes de couleurs pressés jusqu’à la dernière goutte, de fioles et de chiffons, de petits morceaux de dentelle collés sur les bords. Repères biographiques où l’on mesure l’étendue de notre ignorance : Harriet Backer n’a rien d’anecdotique dans l’histoire de la peinture, elle a créé une école (mixte!) et formé toute une génération de jeunes peintres, a siégé de nombreuses années au Conseil d’Administration et au jury d’acquisition de la Galerie nationale d’Oslo ; peu avant sa mort, une procession publique eut lieu sous ses fenêtres à l’occasion de son anniversaire. Harriet, superstar de la peinture. On découvre aussi qu’elle ne s’est jamais mariée et qu’elle a vécu la plus grande partie de sa vie avec son « amie » Kitty Kielland, peintre elle aussi. Mention spéciale au musée d’Orsay pris en flagrant délit de déni lesbien ! Certes, dans la société hyper religieuse de la Norvège du XIXè siècle, on imagine bien qu’Harriet et Kitty ont dû rester discrètes mais est-il bien nécessaire de perpétuer ce silence ?1 D’autant plus que l’exposition insiste très justement sur le féminisme d’Harriet Backer et l’importance des réseaux de femmes tissés tout au long de sa vie, à la fois dans la sphère amicale et artistique, réseaux qui dessinent un véritable gynécée prolifique et créatif.
« Si je m’étais mariée, j’aurais arrêté de peindre, mais j’étais trop douée pour cela. ».
« Chez moi », « Intérieur bleu », « Soirée, intérieur », « A la lueur de la lampe »… autant de toiles qui montrent des femmes en train de lire, de créer, de jouer du piano, sans qu’on ne ressente ni enfermement ni assignation au domestique. Sans doute parce que les femmes en question ne sont pas dans ces intérieurs en opposition à un masculin absent, éloigné momentanément du logis pour ses activités professionnelles, mais s’apprêtant à rentrer d’un instant à l’autre au domicile conjugal choyé par l’épouse contrainte. Les intérieurs d’Harriet résonnent davantage comme des lieux à soi à la Virginia Woolf, aux atmosphères paisibles et douces, propices au repos, à la rêverie, au travail et à la création. La musique, et surtout le piano, occupe une place centrale dans ses toiles : là encore, une histoire de femmes, une histoire de sœurs, puisque la sienne, Agathe Backer Grøndahl fut l’une des plus importantes compositrices norvégiennes de son temps. Les corps appliqués à lire à la lueur de la lampe, au piano, ou dans les rares scènes d’extérieur, celles qui étendent et sèchent le linge, ou simplement se promènent dans un jardin : les femmes ne sont ni objectifiées, ni érotisées à bon compte. Sujets concentrés, absorbés dans leurs tâches, se regardant les unes les autres avec attention, avec tendresse : on souffle, on se repose le regard et le cœur en s’éloignant ainsi du regard masculin sur nos corps si dominant dans l’histoire de la peinture. Le temps d’une heure, cette belle rétrospective nous offre une trêve, et l’on attend avec impatience les prochaines expositions qui nous feront découvrir toutes les Harriet de Norvège et d’ailleurs !
1 Conseil lecture aux auteurices de cartels pour mieux saisir les enjeux de la représentation et de la visibilisation des lesbiennes : Le Déni lesbien, celles que la société met à la marge, de Sophie Pointurier et Sarah Jean-Jacques, paru aux éditions Harper Collins en septembre dernier.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.