Voici une rentrée littéraire qui m’a bien enchantée par le retour aux sources qu’elle m’a offert : j’ai nommé l’essai De Grandes dents, enquête sur un petit malentendu, de Lucile Novat. Dans ces presque 160 pages que l’on dévore d’une traite, l’autrice dissèque le conte du Petit Chaperon rouge mais aussi, attention mesdames et messieurs, notre belle société civilisée ! Programme alléchant, n’est-ce pas ?
Il était une fois… l’inévidence
Avouons la vérité tout de suite : je ne suis pas une grande fan des contes. Alors bien sûr, j’en ai lu, mais je crois ne me souvenir véritablement que de Barbe-Bleue. Pour mon travail, j’ai évidemment dû me pencher plus sérieusement sur leur structure afin de les enseigner au mieux. Mais là encore, je l’admets : j’évite globalement ces textes et je me débrouille pour en trouver d’autres qui collent davantage à mes inclinations littéraires. Mais alors, pourquoi ? Parce qu’on les connaît déjà tous ? Parce que les élèves les ont entendus durant toute leur école primaire ? Parce que les moralités des contes sont un peu entendues (vues et revues, même) et passées de mode ? Parce que j’ai passé l’âge ? Peut-être… Ça manque de fraîcheur, en somme. Et POURTANT. Lucile Novat secoue tout cela dans une ingénieuse enquête qui mêle travail littéraire, croisements avec la psychanalyse, l’ethnologie, sa propre histoire familiale, le tout mixé par sa langue bien acérée.
Déjà, notons qu’il est appréciable qu’elle ne s’enquiquine pas de mystères liminaires et annonce tout de suite la couleur : le Petit Chaperon rouge n’a pas peur de l’étranger qui rôde dans les bois, n’en déplaise au facho qui traine par-là, mais bien de sa propre Mère-grand qui l’invite à se glisser sous la couette pour mieux la violer. Choquant ? Difficile désormais pour moi de me dire que ce n’est pas l’évidence-même…
Pourtant, il suffit de faire un tour sur les commentaires des articles ou vidéos de ses passages médiatiques depuis la rentrée : le nombre de personnes qui s’offusquent de cette interprétation est effarant et vient renforcer le second aspect de la théorie de Novat : non seulement, le danger est dans la maison mais en plus, nous nageons tous dans grand déni collectif en refusant de voir ce qui est juste devant nous. Permettez-moi alors de glaner deux de ces innombrables commentaires, lourds de sens :
« Laissez-nous rêver ! […] Trop, c’est trop ! »
Eh bien, NON Micheline, les contes ne sont pas faits pour rêver et d’ailleurs, le Petit Chaperon rouge aurait bien aimé, lui aussi, avoir le loisir de rêver tranquillement dans son sommeil, blotti contre sa grand-mère au lieu de se faire bouffer tout cru ! Mais la réalité est ce qu’elle est : 2 à 3 enfants par classe seraient victimes de violences sexuelles dans le cercle intra-familial. Ces données, issues d’un rapport de la CIIVISE publié en 2023, jalonnent d’ailleurs l’essai de Novat. Dans ce rapport, les rédacteurs compilent plus de trente mille témoignages de victimes d’inceste. En avez-vous entendu parler ? Peut-être que comme Micheline, vous préférez rester dans la matrice. Mais d’où vient donc cette chape de plomb ? Ce « trop » qui nous oblige à détourner le regard ?
« On a bien assimilé le tabou de l’inceste, comme nous l’enseigne Claude Lévi-Strauss, qui en fait le dénominateur commun de toutes les sociétés : « La prohibition de l’inceste constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, s’accomplit le passage de la nature à la culture. » Or, comme l’a très judicieusement précisé l’anthropologue Dorothée Dussy dans son livre Le Berceau des dominations, le « tabou de l’inceste », ce n’est peut-être pas tant l’interdiction de le pratiquer que l’interdiction d’en parler : […] « La prohibition de l’inceste fonde la société » a le bon goût d’inciter les gens qui vivent de l’inceste à se taire puisque personne ne peut vivre en se représentant comme hors de la société. »
En convoquant des sources aussi diverses et variées, Lucile Novat s’interroge et nous permet par la même occasion de soulever des zones d’ombres sur ce qui, de prime abord, peut conduire à jeter sa « petite théorie » comme elle la nomme, à la poubelle. Il me paraît encore absolument démentiel que des sociétés entières soient atteintes de cécité – car l’histoire du Petit Chaperon rouge traverse les époques depuis le Moyen Âge (oralement jusqu’à Perrault qui s’inspire de ce folklore pour écrire son conte au XVIIe siècle) mais également les pays ! Ce n’est pas pour rien que l’autre version très connue, celle des frères Grimm, est allemande. Adoucies ou plus sanglantes, avec l’aide d’un chasseur ou sans, elle passe au crible les différentes versions en empruntant également aux interprétations qui en ont été faites. Il se dresse pourtant devant l’autrice des défis de taille et elle l’avoue elle-même : elle pensait devoir légèrement « forcer le passage » mais finalement, ce qui semblait être une difficulté se transforme rapidement en force argumentative. Lisons pour cela Jean-Bernard, en commentaire YouTube :
« Vouloir à tout prix placer les thèses sur le genre peut conduire à n’importe quoi…»
Oui, Béber, oui. Il y a quand même un loup (lol) : qu’est-ce que c’est que cette histoire de loup qui se transforme en grand-mère, de grand-mère qui serait en fait le loup, et puis le petit chaperon rouge, c’est une fille, un garçon ? Flûte à la fin ! Et le loup croisé dans la forêt en plus avant d’arriver chez la grand-mère ! Alors, c’est bien la preuve qu’il rôde et qu’il incarne le danger, comme les étrangers ! En fait, on ne comprend rien à tout ce fatras de personnages qui se transforment et puis WOW ATTENTION LE GROS MOT : est-ce que les fluidités de genre ne seraient pas justement, FAITES EXPRÈS ? Je sais que Jean-Bernard a-do-re que tout rentre dans des cases, avec une belle étiquette sur la boite bien claire et bien écrite… Malheureusement, ma petite expérience littéraire me conduit à vous interroger : si tout était si littéral et si évident, pourquoi donc la littérature ferait-elle débat ? Et comment un petit conte pour enfant finirait-il par entrer dans le Panthéon des références communes de peuples entiers, bien avant les théories de genre ? C’est là qu’intervient le besoin vital de vous plonger dans l’argumentaire électrique de ce petit essai formidable qui vous permettra de renouer avec le plaisir littéraire car c’est avant tout bien de cela dont il s’agit : une belle analyse accessible, qui n’hésite pas à remonter aux étymologies des mots, à convoquer des références intertextuelles qui raviront tout un chacun ! Du moins… de ceux qui sont prêts à s’interroger sur notre mémoire collective et le sens des mots. Alors non, JB, il ne s’agit pas de faire « n’importe quoi » pour coller à l’air du temps parce que l’interprétation littéraire, c’est du sérieux mon pote ! On ne fait pas dire ce qu’on veut aux mots, en revanche, on peut les rapprocher des autres, les comparer, les disséquer comme on dit, c’est ça, le travail d’analyse littéraire. Et là, paf ! Lucile Novat le rend accessible à tous ceux dont la passion principale n’est pas de fouler le moindre centimètre carré de la BNF à la recherche de l’épiphanie intellectuelle. Voyez plutôt :
Nous voilà arrivé.es à la ritournelle bien connue de Perrault :
Ma Mère-grand, que vous avez de grands bras ! – C’est pour mieux t’embrasser, ma fille – Ma Mère-grand, que vous avez de grandes jambes ! C’est pour mieux courir, mon enfant. […] Ma Mère-grand, que vous avez de grandes dents !
[…] Dans Le Petit Chaperon rouge, il faut s’interroger sur la variation qui s’est immiscée dans la première réponse du loup : « ma fille » devient si vite « mon enfant » qu’on ne l’entend pas, on l’oublie illico, on croirait presque que c’est un lapsus de celui qui fait la lecture. Vous direz que ce sont des synonymes, mais tatata, pas de synonyme qui tienne chez Perrault, c’est du travail d’orfèvre, tout est écrit au cordeau : si ça se répète, ça doit se répéter carré – si variation il y a, c’est qu’elle significative.
Dans mon introduction, je parlais d’un retour aux sources ; il est multiple puisque la lecture de ce petit ouvrage m’a permis déjà, de suivre le fil d’une pensée littéraire vulgarisée, souvent drôle (pour autant, solidement sourcée) et je dois admettre que c’est plutôt jouissif depuis ma position d’enseignante-de-lettres-qui-le-fait-avec-les-ados-tous-les-jours-avec-plus-ou-moins-de-succès car je me dis que le sel de mon travail quotidien y est accessible aux adultes (quelle idée lumineuse !) mais cet ouvrage invite également à renouer avec notre part d’enfance : qu’avons-nous donc retenu des contes ? Et que nous en disaient nos parents ? Quels récits nous ont-ils légués ?
Nota-bene la construction littéraire intelligente
Un système ingénieux parsème aussi l’essai : Lucile Novat se sert des notes de bas de page pour relier ce fil de réflexion à l’intime, source de son propre cheminement. Qu’est-ce qui, dans la lecture de ces contes, renvoie à notre indicible histoire familiale ? Ces petites notes planquées éclairent d’autant plus la mécanique du tabou de l’inceste où l’anecdote déjoue le silence tout en nous renvoyant à ce que les contes ont de fascinant, c’est-à-dire cette capacité à en appeler aux fondements de nos sociétés civilisées. Texte et notes de bas de page se trouvent alors en perpétuel regard : soit ils se répondent, soit ils s’opposent, en accompagnant l’analyse qui repose elle-même sur les dichotomies bien ordonnées de la vie humaine. Ainsi, l’intérieur s’oppose à l’extérieur, les adultes aux enfants, l’étranger au familier… De quoi rassurer les nostalgiques des étiquettes-qui-permettent-de-comprendre-le-monde. Lucile Novat dépoussière alors le modèle du texte théorique, que dis-je, de l’essai littéraire et pousse le bouchon en proposant un drôle* de texte labyrinthique à la fin sur le modèle des « livres dont vous êtes le héros », soit une manière bien personnelle d’éprouver la vie d’un personnage de conte qui n’est, finalement, nul autre que notre double littéraire à tous.tes…!
Rencontre avec l’autrice à la librairie Libertalia vendredi 18 octobre, 19h30.
J’appelle chacune de mes copines « ma sœur » et la langue française est un chewing-gum : ça se mâchouille, ça se colle partout et surtout, c’est meilleur quand ça s’avale pour s’agglutiner aux tripes. Je suis la reine des images idoines et mon humilité me perdra sûrement en l’an 2053. Je suis une vraie fleur bleue mais comme je suis un signe de feu, disons que je suis un feu bleu. Sinon, je fais des affiches, des rézosocio, des rencontres et des chroniques pour valoriser mes vaillantes sœurs.