Chante, ô Muse, chante tout sauf la colère d’un mec énervé parce qu’on lui a chipé sa maîtresse pour des enjeux de pouvoir, tout sauf la colère d’Achille, là maintenant je suis pas sûre d’avoir la patience de l’écouter gueuler.
Les réécritures mythologiques sous l’angle du féminisme, c’est super à la mode depuis quelques années. Soit.
Notamment chez les adolescentes qui dévorent les épopées grecques, qu’elles soient reracontées par leurs protagonistes féminines ou qu’elles explorent le versant queer des romances, à commencer par la passion d’Achille et de Patrocle (coucou à mes deux élèves qui leur ont donné le ship name1de Patchil, vous êtes les meilleures). Soit.
Et je mentirais si je niais qu’il y a en moi une prof de lettres qui a commencé par murmurer, « OK, très bien, qu’elles suivent le pipe-line, tout droit jusqu’à Madeleine Miller et de là, c’est la première à gauche vers L’Odyssée de Pénélope de Margaret Atwood, Lavinia d’Ursula K. Le Guin et mon bien-aimé Sirène, debout, c’est des classiques et cette mode aura du bon ! »
Lavinia est un chef-d’œuvre, je vous conseille de le lire aussi, voilà. Mais aujourd’hui, je veux adresser au monde comme à moi-même un vibrant appel : laissons les adolescentes kiffer, décidons de nous en foutre que ce soit un classique ou pas, que ce soit la mode ou pas. On a des siècles d’histoire pour savoir qu’à toutes les époques, ce que lisent les femmes a fait l’objet d’une scrutation méfiante, d’un dédain absolu et de paniques morales enfiévrées. On observe bien à quel point les passions collectives des jeunes filles en particulier sont un objet de moquerie dans le corps social tout entier : ah, ces petites sottes qui s’enflamment pour des beaux chanteurs, ces écervelées qui rêvent de vampires étincelants et de triangles amoureux, ces inconscientes qui se plongent dans de la sous-littérature probablement immorale ! Alors oui, il y a un phénomène de mode autour des réécritures mythologiques, notamment chez les lectrices adolescentes. Grand bien leur fasse. Rangeons notre scepticisme et lisons, à leurs côtés, la très chouette trilogie Pallas de Marine Carteron2.
Reraconter la guerre de Troie du point de vue des femmes, ça fait un moment que les autrices s’y sont attelées, depuis Marion Zimmer Bradley (après, La Trahison des dieux, c’est pas le féminisme le plus frais qui se trouve sur les rayons, mais bon, ça a ouvert la voie). L’idée, c’est de nous faire réentendre un récit qu’on croit connaître par cœur, mais en changeant le point de vue et donc, l’élaboration même de la vérité : Ulysse vu par Pénélope, Agamemnon par Cassandre, les dieux agresseurs par leurs innombrables victimes. Ici, cependant, Marie Carteron nous fait entendre une autre histoire, celle que généralement on ne connaît pas. Parce que l’Iliade, ça dure une grosse dizaine de jours, mais la guerre, elle, a duré dix ans ; et les événements qui précèdent cette guerre, les enjeux divins de la construction de Troie, la genèse de chacun et chacune de ses protagonistes, ça se compte en décennies. On sait que de nombreux poèmes épiques ont existé, qui racontaient tant ces préambules que la prise elle-même de Troie, bien plus complexe qu’une simple histoire de cheval de bois. Mais ces poèmes perdus ne nous sont connus que par fragments ou résumés de seconde main. On sait qu’ils mentionnaient une statue d’Athéna investie de pouvoirs, enjeu stratégique pour les dieux comme pour les mortels : le palladion. Et c’est dans les cendres de ces récits à jamais inatteignables que Marine Carteron situe son récit.
On y retrouve des classiques du genre et du public ciblé : une alternance de points de vue qui permet d’entrevoir l’histoire tue, celle des femmes, et de mesurer l’écrasante responsabilité de figures masculines agressives, humains comme dieux. Une dénonciation des violences sexuelles, mais aussi quelques jolies romances, dont la plus belle est celle qui se dévoile entre Athéna et la Pallas éponyme dont le roman révèle peu à peu la vraie origine. Une voix donnée aux mères endeuillées ou heureuses, aux amoureuses comblées ou frustrées, aux déesses bafouées ou triomphantes, qui étend le récit de la guerre. Car il n’est plus question de savoir qui des deux camps va gagner – cela n’a peut-être même jamais été le véritable enjeu. On sent là-dedans un amour total des textes d’origine : non seulement les notes de fin d’ouvrage listent leurs sources et assument joyeusement les écarts qui sont faits, mais l’autrice peine à contenir son amour de certains textes, notamment les Héroïdes d’Ovide et là-dessus, je ne peux que lui donner raison. (Les Héroïdes sont des lettres fictives adressées par des héroïnes abandonnées à ceux qui leur ont brisé le cœur – Médée, Déjanire, Phèdre, Ariane, etc – et c’est un des textes les plus merveilleux de la poésie latine.) On sent, aussi, une liberté heureuse à inventer, à faire plaisir aux lectrices et à soi-même, à rendre Troie vivante.
A celles qui ont depuis petites un intérêt spécifique intense pour la mythologie, je ne peux que le conseiller, comme à celles qui s’y seraient peut-être intéressées s’il y avait moins de focus sur des mecs énervés. A celles qui se passionnent pour la question des réécritures mais sont méfiantes par principe des modes éditoriales, je le recommande également, de même qu’à celles qui cherchent des lectures young adult, pour elles-mêmes ou pour d’autres, quel que soit leur âge. Chante, ô Muse, une de ces covers qui te fait réentendre, voire enfin piger, la chanson d’origine.
1 Un ship name, en fan-fiction, c’est le mot-valise composé du début de l’un des prénoms et de la fin de l’autre : Dramione pour Draco et Hermione, par exemple. Et ça marche aussi avec les couples de stars, genre Brangelina pour les vieilles comme moi qui se souviennent.
2 Le jeu de mot sur l’animal fétiche d’Athéna est douteux mais, hélas, volontaire.
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.