Sur les étagères de la librairie, un petit bijou rose bonbon m’attrape le regard : j’aime le rose, j’aime les paillettes et la poésie, quel trésor n’avais-je pas enfin trouvé, sans le chercher ?
Sur la couverture, je lis : « la bouche fardée de gloss, je suis venue brûler la ville », quelle est cette merveille qui dit la beauté, le superficiel et la colère en même temps ? J’achète !
J’aime le rose mais j’aime aussi les zones grises : à l’heure où le mouvement général de la littérature tend vers le récit de soi, où l’on se raconte par le prisme de nos identités marquées par nos classes sociales, nos sexes, nos genres, nos sexualités, nos grossesses, nos opinions politiques et autres traumatismes individuels mais partagés, que reste-t-il de ceux qui mènent une vie dont il n’y a, semble-t-il, pas grand chose à revendiquer ?
Mise en bouche : tripes à la mode de Gennevilliers
Stéphanie Vovor déroule dans Frénésies le fil d’une vie traversée par l’anodin : ainsi la poésie s’incarne dans des récits qui s’enchaînent et surfent avec le genre romanesque. On ne sait plus trop si on lit des poèmes, mais son cri de vie transpire par tous les pores. Soudainement, vous vous retrouvez dans un coupe-gorge que vous n’aviez pas soupçonné : Stéphanie va réveiller en vous la colère qui gronde silencieusement au creux des canapés avachis.
« Soleil Essence »
Je ne veux pas parler de dunes, de merles et de fleurs
Je veux te dire l’essence, le goudron, la ferraille
Sans cacher les effluves, presser mon estomac
Les jours moroses,
sans honte,
je veux te dire
L’odeur de l’égarement, la sueur, le vertige
Et tant pis si ça schlingue
Et tant pis si ça suinte
Au-delà de nos plaies s’animent aussi les joies féroces
Les ébauches savoureuses, toutes nos loyautés
Parce que ça suinte clairement dans Frénésies, d’ailleurs le poème inaugural développe sur le mollard de Lazare. Son gros mollard bien gluant et bien jaune qu’il serait du genre à cracher dans la rue. Il ne se passe rien. Une tour, seizième étage, un garçon qui sert une canette de coca mélangée au Sky, on sirote, on aurait aimé qu’il fasse un peu de ménage, Lazare, spécialement pour notre venue mais « que du très classique pour un garçon », on n’a rien à se dire mais tout le monde se conforme à la baise : « Mais j’étais venue, et c’était l’heure. » Il ne se passe rien dans cette chambre pourrie de Gennevilliers et pourtant elle contient tout ce que la jeunesse accorde aux jeunes femmes : une promesse de paillettes dans une vomissure de trivialité. La première fois, on découvre juste un truc un peu relou : en fait, les mecs sont pathétiques. Je voulais un bonbon à la rose, que les frénésies me filent la chair de poule de délices et j’ai un mec « très à l’aise » au QI d’huître qui dit « ça rend » pour parler de la vue de sa fenêtre. Comment pourrait-il en être autrement ? L’expérience hétérosexuelle en cinq pages : récit du vide et de la déception, des attentes désaccordées et en-volées. On aimerait bien lui dire, que sky is the limit, à cette fraîche débarquée, mais nan, le sky il est au fond de ton coca de merde. Prends bien la touillette pour tout diluer stp. Heureusement, les poétesses sont là pour dire à notre place et pour celle-ci, nos entrailles sont son prologue.
Pas l’time pour les merles
Le deuxième poème se nomme « à mes soeurs ». Je vous préviens, y’a les tripes de nous toutes là-dedans. Même « celles qui ont la flemme », toutes celles qui n’ont pas encore vu qu’elles brûlaient au-dedans, parce que Candy Crush c’est joli et ça récompense d’avoir surmonté une journée de merde. Le temps se distend et Stéphanie Vovor vous emmène errer dans les eaux sinueuses de la tv réalité, en glosant sur les néologismes des Marseillais et quelle ne fût pas ma surprise de voir tous ces épisodes cités en notes de bas de page ! Du petit recueil poétique rose et tout mignon, j’entre dans la mise à nu d’une fresque sociale qui dépeint l’organisation douteuse du patriarcat car si l’on est amené à suivre le quotidien de Jennifer, qui travaille dans une start-up pétée aux process robotiques d’efficacité foireux, l’expérience collective se dessine en filigrane. Jennifer, c’est nous toutes réunies dans la perte de sens qui caractérise notre belle époque.
Ah, il est loin le temps des Romantiques, le penseur au-dessus de sa mer de nuages peut bien aller se faire foutre car Stéphanie Vovor éclate les codes de la poésie en virtuose d’une esthétique d’un réel qui paraît désincarné… Vraiment ? Non ! Au milieu des mornes journées qui s’enchaînent, la colère, elle, s’incarne pourtant bel et bien. Elle se niche dans l’agonie de la final girl du film d’horreur du samedi soir, dans le kebab mal assemblé à la sortie d’un RER, dans des conversations qui n’en peuvent plus de tourner en rond. Si vous pensiez passer un moment sucré, attendez un peu que les mots viennent vous picoter la langue. Frénésies réveille la plus anesthésiée de nous toutes, de celles qui pensaient n’avoir rien à dire, rien à penser.
Déplacer la vie la poésie
Vous l’avez compris, c’est un petit recueil énervé du quotidien : les relations hommes / femmes prennent certes une place considérable mais il n’oublie pas de dépeindre le monde professionnel pour ce qu’il est souvent, c’est-à-dire à peu près tout sauf une « source de liberté », mais aussi les sources de divertissement, ou plutôt d’endormissement… Dites donc, ne serait-ce pas là un moyen pas très malin de faire le lien avec l’actualité du moment ? Mais si, bien évidemment que si : si ma chronique arrive tardivement, elle n’en est pas pour autant déconnectée car si Stéphanie Vovor ne prend aucune pincette pour dépeindre la réalité, je n’en prendrai pas non plus pour faire des liens alambiqués. Alors que se déroule en ce moment-même le procès de Mazan, dont nul n’ignore les accusations, Frénésies permet d’ouvrir la porte à notre entendement : tous les signes de nos mal-être sont devant nous, simplement, nous ne leur prêtons pas le sérieux qu’ils requièrent. Lorsque Gisèle Pélicot pense mener une retraite, ainsi qu’une vie de couple tout ce qu’il y a de plus « normale », à y regarder de plus près, de petits indices indiquent pourtant que quelque chose, quelque part, déraille. En déplaçant notre regard, à l’aune de la soumission chimique pour la mère et les enfants Pélicot, et de la poésie pour Stéphanie Vovor, la vérité éclate et nos croyances vacillent. C’est en cela que réside toute la force de ce petit bijou rose : sa capacité à décaler la vie afin que nous puissions mieux la regarder droit dans les yeux, dans ce qu’elle a de plus contradictoire. La poétesse touche alors la seule chose que je demande à la littérature : me permettre de mieux voir.
Supplément sans salade
J’ai eu la chance de rencontrer Stéphanie Vovor en mai 2024 au festival des Murs à Pêches pour une rencontre Missives sur une botte de foin. Entre deux galères de micro, je découvre une poétesse solaire et passionnante (quoique je n’en doutais point) qui vaut qu’on se déplace. Alors, pour celles qui n’ont pas encore lu ce concentré de réel : foncez-y et n’hésitez pas à aller à sa rencontre lors des scènes ouvertes auxquelles elle participe au Saint-Sauveur (75020). Pour celles qui ont déjà lu, on me dit à l’oreillette que Frénésies n’est « que » la version courte et poétisée d’un roman à paraître en 2025. Surveillez donc les actualités de cette autrice, qui, je crois, ne décevra aucune d’entre nous.
J’appelle chacune de mes copines « ma sœur » et la langue française est un chewing-gum : ça se mâchouille, ça se colle partout et surtout, c’est meilleur quand ça s’avale pour s’agglutiner aux tripes. Je suis la reine des images idoines et mon humilité me perdra sûrement en l’an 2053. Je suis une vraie fleur bleue mais comme je suis un signe de feu, disons que je suis un feu bleu. Sinon, je fais des affiches, des rézosocio, des rencontres et des chroniques pour valoriser mes vaillantes sœurs.