La petite menteuse de Pascale Robert-Diard

« C’était il y a cinq ans, encore une affaire qui avait traîné trop longtemps sur le bureau d’un juge d’instruction ».

C’est fou comme lire un bon bouquin, cela fixe le lieu où on l’a découvert et parcouru ses pages. J’ai maintenant cette association d’idées ancrée dans ma mémoire. Ce livre, « la petite menteuse », de Pascale Robert-Diard, aura désormais l’odeur de la campagne de Ragusa. A l’évocation de son titre, je sentirai la chaleur lourde du soleil de Sicile sur mes épaules nues, et, à la vision de sa magnifique couverture d’un rouge indécent assumé, j’entendrai dorénavant le bruit des clapotis de la piscine où s’abreuvent les guêpes assoiffées.

Est-ce une « lecture de plage » (en l’occurrence ici, de piscine ) ? Je dirais que oui.

En effet, il est si captivant qu’il se lit d’une traite, et qu’on s’y plonge sans être déconcentré.e, même par des plongeons bruyants ou les rires d’enfants. Pourtant, le sujet, « encore une histoire de viol  » est tout autant habituel qu’inattendu… Oui c’est possible !

Reste allongé.e sur ton transat, je t’explique.

A première vue, c’est une histoire simple, avec même une impression de « déjà vu ». C’est surtout un récit « Juste » empli de nuances où la victime peut être tout aussi coupable que l’accusé. En effet, je te le dis de suite pour achever de te convaincre : le jugement initial que tu porteras sur chacun.e des protagonistes évoluera radicalement au fil de ta lecture, car rien ici n’est blanc ni noir, si ce n’est la tenue d’Alice, l’avocate.

On rencontre Lisa, une jeune femme d’une vingtaine d’années, victime de viol lorsqu’elle était adolescente. Mais l’histoire débute quand elle se présente chez Alice, une avocate de « province « , pour être « défendue par une femme« .

Le procès est en appel. L’accusé, un véritable « cliché ambulant« , (un gars du bâtiment, pas très malin, à l’enfance compliquée, sans rêve ni attache, instable et empreint de « pulsions » sexuelles) a, en effet, déjà été jugé coupable. L’autrice complète :  » les biographies des accusés sont pleines de rêves échoués « .

Une affaire facile somme toute, sans sentiment ni ressentiment.

La nuance et la hauteur de vue proposées par ce récit, grâce au plaidoyer d’Alice, s’imposent à la lectrice et au lecteur. Juger trop vite, trop radicalement, avec ses biais (in)conscients (de genre, liés à son histoire personnelle, son expérience, sa sensibilité…), c’est humain.

Mais c’est dangereux.

Et ce roman nous en fait une implacable démonstration.

« La conviction est une chose fragile (…). C’est la machine qui tourne. Elle a seulement changé de sens. »

Au fil de ce récit, Lisa quitte son habit de victime d’un viol pour se mettre à nu et embrasser le rôle d’une coupable facilement attribué. Et puis, elle se révèlera finalement à nouveau victime, mais cette fois ci, d’un système. En effet, elle n’est peut-être pas complètement la victime de cette histoire contée entre les murs de ce tribunal, mais elle représente malgré elle, toutes les victimes de la société patriarcale où le corps des femmes est sexualisé, où le consentement n’est pas interrogé, ou la pression du groupe s’exerce dès l’adolescence, emprisonnée par une masculinité étouffante. 

Alors, Alice va  » défendre la petite salope » car « c‘est l’histoire d’une fille qui a eu des seins plus tôt que les autres (…)…Ce n’est pas de sa faute alors. »

Elle apportera la nuance nécessaire permettant de mieux comprendre l’histoire de Lisa, et saura donner corps et sens à la succession d’événements qui a traversé l’enfance et l’adolescence de sa cliente. Ainsi, elle positionnera l’événement isolé (le viol) dans un système (la société), pour mieux comprendre les cheminements de pensées, choix, et actes de l’ensemble des protagonistes. Elle le soulignera ainsi : « Lisa a avoué qu’elle avait été violée. L’aveu c’est pour les coupables, pas pour les victimes. (…) Mais pourquoi fallait-il que les filles se sentent toujours coupables?! »

En lame de fond de cette histoire, on assiste à un face à face féminin, à une rencontre entre deux femmes de générations différentes.

La première, celle qui « ne se plaignait pas quand elle avait ses règles et qui bossait même quand elle était enceinte« ,  s’astreint à comprendre et défendre la seconde, celle qui a « les seins qui s’imposaient, qui marchaient devant elle «  … bien avant les autres filles au collège.

Au premier abord, Alice, l’avocate, semble éloignée des préoccupations de Lisa.

En effet, elle a l’habitude de « s’enrober »- comme elle le dit elle-même –  dans sa tenue d’apparat pour tenter (en vain) de prendre de la distance avec les histoires torturées des plaignant.e.s. Elle est une femme engoncée dans sa cinquantaine généreuse, soi-disant assumée, qui contraste avec le physique longiligne de sa cliente, sa vingtaine insolente et sa voix fluette.

Au final, peu importe l’issue de ce procès, c’est la démarche de la protagoniste qui nous anime. Elle parcourt un chemin personnel difficile mais nécessaire pour se reconstruire. On assiste, à l’éclosion d’une autre Lisa. « Elle aussi, d’une certaine manière, avait été emprisonnée pendant toutes ces années« .

Alors, 160 pages, ça se lit en un après-midi estival autour d’une piscine, à l’ombre d’un vieil olivier tordu. C’est aussi un récit d’une puissance implacable qui restera en mémoire, pour bien plus qu’un été.

Plonges-y !

Pour aller plus loin

Femmes et justice : un lien indéfectible au sein d’un système judiciaire genré qui peine à évoluer.

De la mise en cause jusqu’à la condamnation, les phases successives des affaires pénales mettent en évidence des proportions différentes de femmes et d’hommes. Les femmes sont ainsi très minoritaires parmi les mis en cause dans les affaires traitées dont sont saisis les parquets (17 % en 2022) *

* Source :https://www.justice.gouv.fr/documentation/etudes-et-statistiques/femmes-hommes-devant-justice-penale>

Le viol et les agressions sexuelles : les femmes et les mineur.e.s sont les victimes dans une écrasante majorité.

Très peu d’affaires de viol sont portées devant l’institution judiciaire. La plupart sont classées, certaines sont requalifiées en simples agressions sexuelles.

En effet les violences sexuelles, fortement réprouvées, sont pourtant faiblement dénoncées et condamnées. Selon les sources, le taux de plainte varie entre 8% et 15%, ce qui signifie que la grande majorité de ces violences n’est pas portée à la connaissance de la justice. Et parmi ce petit volume d’affaires judiciarisées, seules 10% à 15% sont jugées aux assises. Il y a donc deux phénomènes à expliquer : la faible dénonciation et la faible condamnation.

Un autre chiffre décourageant : 90% des plaintes déposées pour viol ne sont pas jugées pénalement.*

* Source  : Violences sexuelles : que fait la justice ? | Sciences Po Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre

Un système judiciaire d’une autre époque.

Alors que le nombre de plaintes concernant des viols ou des agressions sexuelles augmente dans le sillage du mouvement de libération de la parole, les parquets estiment que 61% des mis en cause sont « non poursuivables ».

Les plaintes sont majoritairement classées sans suite dès le stade de l’enquête préliminaire, en raison d’une « infraction insuffisamment caractérisée ». Autrement dit, faute de preuves.

* Source  : #MeToo‌ ‌:‌ ‌pourquoi‌ ‌la‌ ‌justice française‌ ‌peine-t-elle‌ ‌à‌ ‌traiter‌ ‌les‌ ‌affaires‌ ‌de‌ ‌violences‌ ‌sexuelles‌ ‌?‌ (francetvinfo.fr)