Diplômée d’un DEA en Civilisations et d’une formation à l’EHESS en sociologie, Anne Vogt-Bordure reconstitue pendant cinq années le parcours de Jenny, de son vrai nom Jeanne Adèle Bernard, depuis sa naissance à Périgueux et son décès à Nice. Avec Une idée de Jenny, elle brosse le portrait d’une femme battante, moderne, libérée et internationalement connue des deux côtés de l’Atlantique pour sa créativité et son apport majeur dans le monde de la haute couture.
Une mise en page soignée
Ce qui frappe, dès qu’on ouvre le livre, c’est la variété et le nombre des images : ce sont des croquis des créations de Jenny, des photos de moments de sa vie privée, des unes et des extraits de magazines (français et américains), des extraits de ses correspondances, des publicités pour sa maison de couture, des accessoires de son entreprise et toutes les nombreuses pages de la fin qui enchainent d’autres dessins montrant la diversité de ses créations.
Ces images qui rendent compte de toute la vie de Jenny sont en lien avec le texte qui figure sur la page d’en face. Pour décrire la façade de son immeuble aux Champs-Elysées, par exemple, l’autrice utilise ces termes « Jenny n’a pas de devanture, alléchante avec pignon sur rue, mais une porte en fer forgé surmontée de cinq lettres dorées : JENNY » et la page d’à côté propose deux grandes photos des deux immeubles dans lesquels elle s’est installée et qui sont la version imagée des propos que l’on vient de lire.
Une écriture très documentée sous couvert de simplicité
Anne Vogt-Bordure dans son entreprise de réhabilitation de Jenny rappelle les défis de la couture : « Par leur toilette, certaines femmes savent rehausser leur prestance et leurs charmes, alors que d’autres au contraire échouent en s’encombrant de fanfreluches. L’art ainsi très risqué de la couture participe donc à la mise en valeur ou non de la silhouette féminine. Voilà tout le prochain défi de Jeanne ». Derrière cette écriture simple et évidente se cachent non seulement une réelle imprégnation des enjeux de la couture par l’autrice qui a fait de nombreuses découvertes mais aussi le leitmotiv de Jenny : valoriser tous les corps féminins dans toutes ses activités.
L’autrice insère des événements mondains dans les moments de la vie de Jenny. Au beau milieu des débuts de vendeuse de Jenny, l’autrice fait un récapitulatif de la création de la maison Paquin dans laquelle travaille Jenny en tant que vendeuse : « Monsieur et Madame Paquin avaient fondé leur maison en 1891 dans l’entresol de l’immeuble qu’elle occupe encore. Lui, venant de la bourse, apportant son sens des affaires, et elle, ayant acquis chez Rouff les plus fines et les plus solides techniques de la couture, ils formaient un couple si moderne que leur succès fut rapide. Étage après étage, tout l’immeuble fut occupé par les ateliers et les salons, et après lui, les immeubles voisins ». La documentation est précise, claire et elle va à l’essentiel. L’écriture d’Anne Vogt-Bordure donne efficacement le contexte à son lectorat. De plus, elle permet de faire des découvertes inédites que l’histoire de la mode française ne prendrait pas le temps d’expliquer.
Son écriture est également fluide et elle parvient à juxtaposer des phrases d’actualité politique et d’actualité mondaine : « Clemenceau vient de démissionner de son poste de président du Conseil des ministres et il n’aura fallu à Louis Blériot que 37 minutes pour franchir dans les airs la distance qui sépare la France de l’Angleterre. Néanmoins, personne ne prête attention à l’actualité en ce jour de cérémonie ». Cet empilement des bouleversements politiques, des avancées technologiques et du mariage de Jenny avec Achille Sacerdote se fait naturellement et humanise profondément cette grande couturière française qui construit sa vie au beau milieu d’un pays en mutation.
Un travail minutieux sur la vie de Jenny
Il y a un sacré travail de recherche sur les créations de Jenny : toute une cascade de noms de modèles sont répertoriés et parfaitement bien expliqués. On entendra parler de « Patchouli », « New York », « Chantecler », « Florida », « Tric trac », « Bon voyage », « Enjoleuse », « Romance ». Rien qu’en les évoquant, on est déjà dans un monde où notre corps et sa spécificité sont valorisés. En plus, ils sont accompagnés de photos qui facilitent la projection et sur laquelle la femme est toujours élégante. Ils réveillent bien souvent de beaux souvenirs de unes de magazines anciens que l’on a vues, des tenues portées au cinéma, des tenues portées aussi par des femmes que l’on a croisées dans la rue, ou même des tenues de nos grands-mères.
L’autrice rend compte de la spécificité de la touche de Jenny :
« Jenny a 41 ans. Entrepreneuse, mariée, elle porte un regard critique sur tous les domaines. Le droit des femmes progresse. Le port du pantalon cesse d’être un délit pour celles qui circulent à vélo ou montent à cheval. De nouvelles notions de relations au corps émergent. La danse fascine et déteint sur la société. Très vite les couturiers comprennent la nécessité de trouver des alternatives, à la fois pour les clientes actives et sveltes, mais aussi pour celles aux formes plus généreuses ».
La vie de Jenny est mise en permanence en relation avec l’évolution des droits des femmes et l’autrice rappelle systématiquement ses choix féministes c’est-à-dire ses choix qui partent de la réflexion d’une femme et au service d’une femme. Voilà de ce fait la décision de la couturière face à ses nouveaux enjeux auxquels les femmes sont confrontées : « Jenny est petite, beaucoup plus petite que la moyenne. Elle décide de faire de la taille une dimension créative supplémentaire et imagine toute une série de subtilités liées aux proportions de la hauteur, pour la ville comme pour le sport ». Non seulement elle se démarque des autres couturiers, mais en plus elle porte un regard auto-empirique sur la couture, sans l’intermédiaire d’un regard masculin ni patriarcal.
Ses créations sont le résultat de nombreux questionnements qu’elle s’est posés, ou qu’elle a été obligée de se poser ou encore qui se sont imposés à elle. Anne Vogt-Bordure les présente de façon très claire : « Comment une femme peut-elle conduire une automobile avec une robe à traîne d’amazone ? Les costumes d’après-midi ne doivent-ils pas s’envisager avec des modifications confortables, tout comme, on le voit, les chapeaux et manteaux, qui apprennent à défier le vent et la poussière ? » Les verbes utilisés « conduire, défier » soulignent les nouvelles attitudes de la femme moderne et le souci de la mode de les accompagner dans ces changements. Mais surtout de les faciliter.
Une indépendance jennyale
Avant de devenir une couturière, Jenny envisage la carrière d’enseignante et les conséquences, négatives à l’époque, ne l’effraie aucunement : « Elle sait qu’en tant qu’enseignante elle risque de se retrouver vieille fille. Mais qu’importe ! Si elle souhaite poursuivre son rêve, elle n’a aucun intérêt à se marier. En effet, le code napoléonien affirme depuis 1804 l’incapacité juridique totale de la femme mariée ». Nous sommes en 1888, autrement dit Jenny a 20 ans, et son regard sur les conditions de vie des femmes en France est d’une grande lucidité. Elle fait preuve d’une grande indépendance d’esprit et, plus tard vers ses 39 ans quand elle décidera de devenir couturière, de corps.
Durant la Première Guerre mondiale, elle fait preuve d’un patriotisme féministe remarquable. Il se manifeste de façon personnelle « afin d’aider au secours des blessés de guerre, Jenny et Marie [son associée] financent l’achat et tiennent une ambulance. Elles font œuvre, indépendamment et personnellement, pour les victimes de guerre et pour les orphelins ». Son engagement imprègne également son travail et ses collections prennent une dimension militante très nette : « Ses chemisiers s’ornent de drapeaux français ou sont des références aux marraines de guerre, comme le très joli costume « Smoking ». Son manteau « le Généralissime » réalisé dans un drap de laine bleu horizon, en hommage aux poilus, est un succès mondial. Il restera un best-seller1 jusqu’à la fermeture de la société après la Seconde Guerre mondiale ». Elle réussit à participer aux grands événements que traverse son pays et y intégrer les femmes, dont elle-même naturellement, avec ce qu’elles peuvent et savent faire.
Un cheffe d’entreprise qui prend en compte les besoins de ses salariées
A la tête d’une des plus grandes et célèbres maisons de couture françaises et mondiales, en ce début de XXème siècle, Jenny doit faire face à des situations nouvelles et modernes auxquelles elle n’a pas été formée et auxquelles elle doit trouver une solution à la fois personnelle et collective. Elle trouve, le 11 mai 1917, une lettre posée sur son bureau écrite par ses employées qui exposent leur demande : « Il nous est complètement impossible d’arriver à nous suffire dans la crise de vie chère que nous traversons. Nous venons donc vous demander : soit la semaine anglaise payée comme en Angleterre, ou une indemnité ». En plus de souligner le travail de recherche de l’autrice qui a pu retrouver l’intégralité de cette lettre, cette citation fait œuvre d’avant-garde dans la revendication des conditions de travail de l’ouvrier.ère moderne. La page suivante dit la solution proposée par la cheffe d’entreprise :
« Jenny leur accorde les deux, avec une augmentation de un franc par jour. Le 30 juin, le bulletin municipal de la ville de Paris publie la loi tendant à organiser pour les femmes le repos de l’après-midi du samedi dans les industries du vêtement. Jenny l’avait anticipé ».
Finalement, les employées couturières n’ont pas été les seules avant-gardistes…
Consciente de l’accroissement de son entreprise et de sa notoriété, en bonne femme d’affaires, jenny se fait de la publicité indirectement et en même temps elle fait avancer la culture : « Habillée par Jenny, la jolie Marguerite Templey se produit sur la scène du théâtre Michel dans La Femme de mon mari. Combien de femmes savoureront le charme de cette robe-pyjama avec culotte de dentelle, moulant les jambes, ou cette robe de ville en lignes nettes, soulignées de broderie avec l’écharpe gracieusement nouée sur le devant de la jupe ? ». Cette diversification d’entreprise, qu’on appellerait actuellement du placement de produits, renforce la notoriété de sa maison et surtout la souplesse d’esprit qui s’adapte aux besoins des femmes, avant tout, dans leur métier.
Vous l’aurez compris, Une idée de Jenny d’Anne Vogt-Bordure nous présente une femme française pleine de talent, moderne, travailleuse, dont le féminisme imprègne tous les moments de vie. A plusieurs reprises, l’autrice souligne la spécificité et le courage de cette femme qui évoluait parmi les plus grands couturiers et dont vous n’aviez jusqu’à aujourd’hui probablement jamais entendu parler !
1 En italique dans l’ouvrage.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.