Après une enfance nomade partagée entre la Côte d’Ivoire, la Russie et l’Algérie, Racha Belmehdi s’installe à Paris où elle étudie le journalisme. Féministe depuis l’enfance, elle publie en 2022 son premier livre Rivalité, nom féminin dans lequel elle réfléchit aux relations entre femmes et ce qui leur dicte, indépendamment de leur volonté, des comportements réciproquement toxiques. Dans son second livre, A votre service, elle consacre sa réflexion à une catégorie qui reste sur la touche : les employées de service.
À votre service
Ce qui est universel ce sont bien les emplois de service… pourtant c’est dans de très nombreux pays que Racha Belmehdi fait le même constat : « En 2021, 48 millions d’Américains ont ainsi quitté leur emploi volontairement, donnant lieu à un phénomène baptisé outre-Atlantique « The Great Resignation », soit « La Grande Démission », « Au Royaume-Uni, depuis le Brexit, il est devenu difficile de pourvoir certains postes en restauration, agriculture, industrie… », « Constat similaire au Québec, où les emplois de service sont aujourd’hui boudés par les détenteurs de Permis Vacances-Travail (PVT) car ils ne leur permettent plus d’accéder au programme de Résidence Permanente ». Si le confinement a été un élément déclencheur pour susciter un changement de mode de vie, ce sont surtout les attitudes et/ou les paroles des clients, en gros des bénéficiaires des emplois de service, qui ont provoqué un rejet de ces emplois. Ces attitudes et paroles sont disséminées dans le livre et en voilà quatre qui sont variées et représentatives d’un état d’esprit :
- « Les parents des jeunes enfants leur expliquent, quand ils sont à ma caisse, que, s ‘ils ne travaillent pas bien à l’école, ils finiront comme moi »
- « Yaya Guirassy, livreur Uber Eats, alors en pleine tournée de livraison, [reçoit] ce message d’une cliente en attente de sa commande : « Dépêche-toi, esclave. Je vais te donner un centime, tu mérites que ça »
- « Ces trois femmes qui, pendant que j’emballais leur shopping, ont détaillé l’intégralité de mon look comme si je n’étais pas là »
- « Vous passez après moi »
Ces situations, qui ne sont qu’une poignée de celles évoquées dans le livre, mettent en évidence le mépris des personnes qui bénéficient de ces emplois de services. Ce mépris passe par des paroles directement adressées au personnel ou des paroles prononcées devant les personnes concernées, ce qui nie leur humanité.
Pourquoi un tel comportement ?
L’autrice ne se contente pas d’exposer les faits et les actes subis par les employées mais elle tente de comprendre les raisons qui poussent les gens à porter un tel regard de mépris sur les personnes qui leur rendent un service. Tout d’abord, elle rappelle ce proverbe si connu de toutes les personnes qui se font servir « Le client est roi ». Ces quatre petits mots sont si répandus dans la société qu’ils rendent les clients tout puissants. Et la conséquence c’est l’insécurité de l’employée de service au sein même de son travail : « certains managers choisissent parfois de ne pas défendre leurs employés face aux agressions, insultes et autres incivilités ». Cela crée de la solitude et de la vulnérabilité ainsi qu’un sentiment de manque de reconnaissance de la part de toutes les personnes environnant l’employée.
De plus, une des autres raisons que l’autrice propose est un témoignage recueilli auprès d’une employeuse : « Il est vrai que la clientèle du luxe est exigeante, mais ce n’est pas toujours pour les raisons que l’on croit. Certains clients sont assez méfiants et nous reprochent parfois de ne pas leur proposer ce qui se fait de mieux ou, à l’inverse, d’essayer de les arnaquer en leur proposant des choses trop chères pour ce qu’elles sont ». Racha Belmehdi donne la parole à des femmes qui exercent des métiers du service et cette parole révèle un effort pour comprendre le point de vue de la personne qui crée le mal et qui blesse. Ce témoignage montre que les deux parties, à savoir l’employée et les clients, ressentent les mêmes émotions mais pour des raisons différentes et que cela est dû à un manque de confiance en l’autre. Ces problèmes pourraient être réglés par de la communication.
Mais alors, pourquoi faire ces métiers ?
Racha Belmehdi expose les divers métiers de service qu’elle a pu exercer : baby-sitter, hôtesse d’accueil lors de salons et colloques mannequin-cabine, vendeuse en fast-fashion, monitrice en colonie de vacances, distributrice de flyers publicitaires, serveuse en boîte de nuit, vendeuse par téléphone d’abonnement pour des magasines chrétiens, figurante dans des séries télévisées, concierge en entreprise, et bien d’autres. Elle a une anecdote, tantôt hilarante, tantôt grave, associée à chacune de ses expériences. Au début de cette chronique, dans la très brève biographie que j’ai faite de l’autrice, j’ai mentionné les études de journalisme qu’elle a faites. On peut se demander pour quoi une journaliste exerce un métier de service. Les raisons sont à la fois simples et évidentes « un découvert bancaire et une facture de téléphone impayée ». Elles montrent la contrainte exercée par la vie en société.
Cela permet à l’autrice de rappeler que l’employée au service n’est pas une personne sous-qualifiée. C’est un constat qu’elle a fait par empirisme « En questionnant mes autres collègues, je me rends compte qu’ils sont nombreux à être dans le même cas. Je recense une ingénieure agronome, une infirmière, un pilote d’avion…Leur point commun : ils sont tous racisés ». Mais elle s’appuie également sur les études de la sociologue Alizée Delpierre qui « note que près de la moitié des domestiques qu’elle a rencontrés ont des diplômes qui s’échelonnent du CAP au bac +51 ». L’autrice va même plus loin et, tout en valorisant ces personnes, elle révèle le haut degré de compétences et de qualifications qui doit accompagner l’exercice de ces emplois. Pour cela, elle reprend les propos de l’avocate et autrice Lizzie O’Shea « Servir dans un restaurant, répondre au téléphone, trier des articles, éplucher des légumes, encaisser… tout cela nécessite de la dextérité, de la force, de la mémoire, de l’endurance, des qualités relationnelles ».
L’expérience de Racha Belmehdi acquise sur le terrain suscite des réflexions qui, loin d’être seulement personnelles, sont bien universelles. En effet, elles parlent à tout le monde et interrogent l’inconscient « Le harcèlement est-il inhérent aux métiers du service parce qu’on en considère le personnel… inférieur ? ». Les points de suspension, qui retardent un type de rapport de force que plusieurs personnes ont intégré, ne font que dire ce qui doit être clairement dit. Cela permet de poser le débat en termes justes, comme c’est le cas quand elle le place sous l’angle de la hiérarchie doublée de la question du genre : « n’est-il pas, lors du passage à l’acte et au niveau des éventuelles conséquences, plus facile de brutaliser une femme de ménage qu’un publicitaire ? ».
Les femmes et le travail dans le service
L’expression longtemps utilisée « femme de ménage » (pour la sphère privée comme pour la sphère publique) montre à quel point ce métier du service, comme beaucoup d’autres, sont des métiers associés aux femmes. Racha Belmehdi interroge ce raccourci. Elle commence par expliquer que ces emplois sont envisagés comme la continuité et le prolongement du travail domestique « Les femmes sont donc poussées vers ces métiers car on considère qu’elles n’y feront rien de plus qu’elles ne savent déjà ». Le rapprochement arbitraire s’explique ensuite par le conditionnement éducationnel « dès la maternelle, les petites filles sont incitées à prendre soin des autres et de leur intérieur, à développer leur talent domestique ». L’instruction intellectuelle semble se faire le relais de la construction de cette image de la femme au service des autres sous la figure de la grisette qu’Honoré de Balzac définit ainsi « Sous le titre de Grisette, nous nous permettons de comprendre indifféremment couturières, modistes, fleuristes ou lingères, enfin tous ces gentils minois en cheveux, chapeaux, bonnets, tabliers à poches, et situés en magasins ». Dans cette définition littéraire, ce qui frappe d’abord c’est l’adverbe « indifféremment » qui ôte à chaque métier sa spécificité et anonymise toutes les femmes qui en sont des professionnelles. De plus le terme « minois » infantilise les femmes et surtout se rapporte à leur physique en invisibilisant leur savoir-faire professionnel.
De cet extrait, l’autrice en déduit une autre définition, plus réaliste et lucide « Coquette et libre, dans le sens où elle n’est attachée à aucun homme, la grisette passe pour avoir des mœurs légères, à une époque extrêmement corsetée2 ». L’imaginaire se construit autour de l’érotisation de la femme au service des autres et qui se plie aux quatre volontés des autres, notamment des hommes. C’est malheureusement avec ce bagage mental que ces derniers abordent les femmes, comme Racha Belmehdi a pu l’expérimenter pour en conclure que « Hôtesse de l’air, serveuse, infirmière, vendeuse… Ces emplois, traditionnellement perçus comme féminins, possèdent une charge érotique évocatrice. Les femmes qui les exercent sont souvent l’objet de fantasmes. Ce n’est pas un hasard si les déguisements de soubrette et d’infirmière sont communs dans les sex-shops, la prostitution ou le porno ». Ces images bien imprégnées dans l’inconscient, ou probablement conscientisées, ont comme conséquence de freiner l’insertion sociale et professionnelle des femmes « Ainsi malgré des avancées quotidiennes, les portes des emplois d’encadrement semblent hermétiques aux femmes, même lorsqu’elles sont qualifiées ou diplômées ».
En plus de l’imaginaire chargé d’érotisme, il y a un imaginaire chargé d’exotisme. Racha Belmehdi consacre plusieurs pages aux prénoms stéréotypés donnés aux domestiques : Conchita et Fatou. Elle montre qu’il s’agit de diminutifs qui entrent dans une « logique de déshumanisation » des employeuses et qui véhiculent des clichés issus de l’histoire de l’immigration et de l’histoire coloniale. L’analyse de ces prénoms est l’occasion pour l’autrice d’évoquer un souvenir très marquant et concret « Dans mon enfance passée en partie en Côte d’Ivoire, je me souviens que les immigrés français établis dans ce pays usaient du prénom Fatou comme d’un nom propre désignant leurs domestiques. Il n’était ainsi pas rare d’entendre appeler les femmes de ménage par ce terme devenu générique. « La Fatou a-t-elle fini de nourrir les enfants ? ». Ainsi, la variété des sources féminines, l’implication de l’autrice et le souci de valorisation des femmes restent vraiment des points fondamentaux dans le style d’écriture de Racha Belmehdi, une écriture engagée, militante, féministe, qui redonne espoir.
Et maintenant…
Face à des attitudes et paroles qui sont méprisantes, des solutions existent et l’autrice en propose : variées, directes, surprenantes mais efficaces, elles ont le mérite de permettre à chaque personne d’être ce qu’elle doit être : « Ce n’est pas bien compliqué : il s’agit juste d’être une personne décente ».
1Servir les riches, les domestiques chez les grandes fortunes, Alizée Delpierre, éditions La Découverte.
2Œuvres diverses, Honoré de Balzac. Citation choisie par Racha Belmehdi.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.