Protégée par la bonne étoile de Françoise d’Eaubonne qui aimait filer de grands coups de pied dans les roubignoles du patriarcat, la journaliste Élise Thiébaut fait valser nos ignorances sur le climatère qui unit hommes et femmes à l’âge mûr. Non, les femmes ne sont pas les seules à vieillir. Non, la vieillesse n’est pas un naufrage, une voie de la décrépitude. Non, il ne s’agit pas d’une maladie qui touche tout le monde ! Et, oui, cela fait plusieurs siècles qu’on est passé à côté d’une belle occasion de vivre notre corps libéré des injonctions à la féminité ou à la masculinité, mais aussi de renouer avec le vivant. Avec Ceci est mon temps, pensé comme le prolongement de Ceci est mon sang, petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font paru en 2017, l’autrice féministe écrit le deuxième volet d’une aventure du corps : la ménopause et son pendant masculin l’andropause, c’est d’abord le second rendez-vous de notre corps avec une métamorphose de grande ampleur après celle de la puberté, une métamorphose qui en dit long sur la façon dont on envisage l’après 50 ans dans nos sociétés terrorisées par le temps qui passe et qui nous parchemine.
Quand dire, c’est faire : le pouvoir des mots
Rares sont les espèces du monde vivant qui expérimentent la ménopause : des chimpanzés et des cétacés comme les orques partagent avec nous ce phénomène naturel. Cette exception physiologique doublée du sceau de la honte de vieillir a conduit à repousser les études scientifiques des manifestations liées à l’arrivée de la ménopause. Il faudra attendre 1816 pour qu’un mot nomme la chose : du grec ménes pour « menstrues » et pausie pour « arrêt ». Pour les chercheurs du XIXe siècle, la ménopause désignait donc tout bêtement l’arrêt des règles.
Toutefois nous n’avons pas attendu ces hommes de science pour désigner le changement qui s’opère dans nos corps dès la quarantaine et qui s’étale sur une dizaine d’années. Élise Thiébaut nous embarque pour un tour du monde linguistique des expressions qui disent cette aventure inédite de l’expérience humaine : tantôt dénigrée comme « âge critique » quand elle renvoie à la date de péremption du corps reproductif, tantôt célébrée et associée à une forme de sagesse, de puissance magique, ou d’expertise sexuelle quand elle exprime les nouveaux possibles des hommes et des femmes d’expérience. La femme âgée n’est pas forcément le rebut, le corps devenu inutile à l’arrêt des règles qui ont signifié sa condition de femme pendant 400 cycles depuis son adolescence. De très belles expressions comme « le changement des années » (en Allemagne), « l’âge de l’espoir » (au Liban), » les métamorphoses du tigre » (en Chine), disent l’avènement de la nouvelle étape qu’amène le climatère dans notre existence.
Sans faire l’impasse sur la variété des signes et les aléas des ressentis de chacun.e, Elise Thiébaut rappelle que la ménopause se vit pour beaucoup comme une forme de libération. D’abord l’arrêt des menstrues qui peuvent s’avérer douloureuses pour certaines personnes : anémie, endométriose, vertiges, douleurs diverses liées aux règles ne nous plongent pas dans des abimes de nostalgie quand nos cycles menstruels cessent. Elle évoque aussi cette cape d’invisibilité qui drape les femmes qui passent le cap des 45 ans. Fini le harcèlement de rue, on quitte le marché de la séduction publique et on prend du volume sans état d’âme, on porte des vêtements plus confortables, autour de ce corps qui fait dire avec fierté à notre chantre des années du renouveau : « Aujourd’hui, à soixante ans, je me sens bien dans cette silhouette de matrone, à la masse musculaire étonnamment augmentée malgré la baisse oestrogénique. Nue, avec un ventre rebondi, des cuisses fortes et des seins plus lourds, je découvre un corps autochtone » délivré des malaises de l’apparence, heureuse de pouvoir se regarder et se dire qu’il est possible de se réapproprier ce que plusieurs siècles ont essayé de nous confisquer : une expérience unique, individuelle, phénoménologique avec ses hauts et ses bas, et une formidable rencontre avec un nouvel être : le soi qui a la chance de vieillir et de ne pas mourir en couches ou épuisé par de trop nombreuses grossesses imposées au corps féminin. Mais d’où vient que nous devions rétablir la valeur émancipatrice de la ménopause ou de l’andropause en Occident ?
La ménopause, une construction sociale
Selon Élise Thiébaut, une des origines du mal prend sa source au XIXe siècle en Europe. Ses recherches la portent vers une somme de thèses écrites (200 !) sur les menstruations et la ménopause à l’heure d’une période réactionnaire très puissante. En France, après la Révolution Française, Napoléon et la Restauration sont passés par là et serrent la vis aux femmes qui avaient eu des velléités contestataires et égalitaires à la fin du XVIIIe siècle. La France se modernise, industrialise à tout va et règle la journée des ouvrières et des ouvriers comme on règle les horloges des gares pour que toute la France avance à la même cadence, comprenez au rythme du patron. On assiste du même coup à une mise au pas des corps féminins à qui on va prescrire des recommandations tous azimuts, une liste à la Prévert d’âneries qui va de conseils vestimentaires à des interdictions formelles de … pratiquer la balançoire (bah oui, ça échauffe les intimités de ces dames ! ). Ces recommandations qui n’en sont pas visent avant tout à terroriser les femmes et les couper de leur sensations et des cycles naturels qu’elles pourraient observer partout autour d’elles, leur donner à voir leur corps comme un objet étranger qu’il vaut mieux laisser à la médecine mâle de l’époque. Le pas est vite sauté vers une pathologisation des règles et de la ménopause. De la même manière que le vivant a été asservi et domestiqué, le corps féminin est décrit, scruté, analysé et irréalisé pour qu’il devienne plus facile à maîtriser. Croit-on.
Ménopause, Andropause, même combat ?
Les inégalités de traitement liées au genre n’épargnent pas ce sujet. Si les femmes se sont construites avec un conditionnement social puissant qui leur intimait l’ordre de taire toute parole sur la ménopause et leurs règles, sujets honteux car physiologiques, donc contraire à la hauteur de la pensée requise dans l’espace mondain, les hommes ont dû composer avec une autre forme de tabou : la baisse de leur virilité, terreur absolue qui porte atteinte à l’identité masculine profonde. A en croire Élise Thiébaut, les hommes ont joué les premiers cobayes aidés par des expérimentateurs fous à lier pour ralentir la course du temps. Je m’en suis frottée les yeux de perplexité tout le long du chapitre 4 « Chimie, chimères et chihuahuas ». L’autrice y présente Charles Brown Séquard, une figure assez connue du monde médical pour avoir servi de modèle à Robert Louis Stevenson pour le personnage du dantesque Dr. Jekyll et Mr. Hyde. Ce physiologiste adepte des expériences limites, et le mot est faible, s’est mis en tête de trouver un remède aux troubles de la fonction érectile des hommes d’un âge certain en misant sur l’organothérapie. Je vous laisse savourer la puissance de l’esprit humain dans cette expérience que nous rapporte notre guide :
Charles Brown Séquard a ainsi greffé la queue d’un chat sur une crête de coq, tenté de coller une deuxième tête à un chien, et a même essayé de redonner vie à des têtes guillotinées en leur injectant du sang. Il n’est donc pas tout à fait surprenant qu’il ait eu l’idée, en voyant la vieillesse altérer ses fonctions viriles, de s’injecter en hypodermique des extraits de testicules de chien ou de cochon d’Inde afin de redonner à Popaul sa splendeur canine, voire un tantinet cochonne. […]
On ne sait pas s’il bandait encore quand il est mort, cinq ans plus tard, d’une banale grippe quelques jours après son épouse qui, elle, n’avait pas une santé de fer. Ce n’est en effet qu’en 1899 qu’on a eu l’idée d’injecter des extraits d’ovaires de truie collectés dans les abattoirs à des femmes, pour traiter diverses maladies réelles ou supposées, de la stérilité à l’hystérie, en passant par la ménopause.
Cet extrait fait sourire et on s’imagine que ces expériences aboutirent vite à une impasse médicale. Il n’en est rien ; au contraire, le XXe siècle continuera de greffer, injecter, récupérer des urines gavées d’hormones sexuelles pour dynamiser les corps, exalter la jouvence, échauffer la vigueur des membres. De là aux ravages des traitements hormonaux prescrits aveuglément aux femmes ménopausées par des médecins dopés par la propagande de lobby pharmaceutiques, il n’y avait qu’un pas. Et si un imbécile qui s’inflige des sévices à des fins expérimentales fait sourire, on ne sourit plus quand les traitements hormonaux font encourir à une génération de femmes des risques de cancer du sein, de thrombose, ou encore d’accident vasculaire accrus. Élise Thiébaut dénonce ce scandale en en révélant le cœur du problème : l’injonction faite aux femmes de supprimer les signes, les désagréments d’une expérience du corps féminin pour faire comme les hommes, et répondre en cela à l’injonction d’un féminisme libéral où l’égalité entre hommes et femmes passerait par l’annulation des particularités physiologiques des femmes :
Le monde politique où les femmes ont eu tant de mal à s’imposer, tout comme les hautes sphères du pouvoir économique, est de ceux où la ménopause passe le plus mal, comme les menstruations d’ailleurs. Tout s’organise précisément pour que les particularités ovarienne et utérine rendent l’exercice du pouvoir pénible, voire impossible, pour les femmes qui traversent cette période mouvementée, dans un contexte où le stress est permanent. Qu’importe si les hommes, comme on le verra bientôt, ont aussi des bouffées de chaleur, des envies pressantes d’uriner, des troubles dépressifs, liés à la baisse de la production de testostérone, ce sont toujours les femmes qui sont disqualifiées du fait qu’elles ont un corps. Les remarques incessantes sur leur apparence, leurs tenues, leur coiffure, leur poids, leurs rides, leur voix trop perchée ou trop grave, leur autoritarisme comme leur prétendue faiblesse pèsent lourd au quotidien. Travailler dans ces conditions suppose de nier son corps. De faire « comme si » ou plutôt « comme les hommes ».
L’inégalité est criante. Du côté féminin, une injonction en remplace souvent une autre et on comprend l’agacement des femmes à qui, après avoir prescrit sans lucidité des kilos de traitements hormonaux, on fait la morale quand elles demandent à prendre ces traitements pour soulager des gênes afin de rester performantes dans leur vie de tous les jours.
Françoise d’Eaubonne, Friedrich Engels et Elise Thiébaut s’accordent sur un point : ce n’est pas la révolution socialiste qui résoudra les inégalités entre hommes et femmes. Il faut inverser le paradigme, c’est la domination sexuelle qui est à anéantir car elle constitue la matrice de toutes les autres formes de domination.
Libérez la dragonne qui est en moi
La rareté des parutions, des témoignages, des émissions, des films sur le climatère appelle une puissante déferlante en riposte, une riposte aux accents farceurs ou sérieux selon l’envie. Elise Thiébaut est de l’équipe des truculentes, elle manie l’auto-dérision et les jeux de mots comme personne, c’est la copine qui met des coups de coude à table quand elle en sort une bonne, qui te met à l’aise avec ses anecdotes bien poilues et fait monter le thermomètre des gueules frigides au-dessus des 40 degrés. Puisqu’on peut plus rien dire, autant parler de tout et sans ambages :
En 2022, lors d’une rencontre en librairie avec des autrices un peu plus jeunes que moi, j’ai fait sensation en expliquant que la ménopause pouvait modifier la pilosité (oui, j’ai parfois du poil au menton, tandis que ceux du mont de vénus se font de plus en plus rares), perturber le microbiote vaginal, entraîner des troubles articulaires, un assèchement des muqueuses, une libido en chute libre ou encore un métabolisme ralenti au point de prendre un kilo à chaque fois qu’on regarde une religieuse dans une pâtisserie ( je parle bien sûr du gâteau, et non de mon arrière grand-tante Claudia).
Rire à la barbe des barbus et des imberbes, voilà le programme désopilant d’une frondeuse dont on a envie d’emboîter le pas. Et on se félicite que des podcasts comme celui d’Elsa Wolinski, Allez j’ose, ou celui de Claire Fournier, Chaud dedans, voient le jour. On l’avait vu à la suite de la parution de Ceci est mon sang en 2017, dans le sillage de cet essai sur les règles, des pétitions, des podcasts, des initiatives militantes avaient fleuri, boostés par la libération de la parole qu’avait permise Élise Thiébaut. Gageons que ce nouvel opus Ceci est mon temps aura la même postérité et donnera lieu à une diversité de voix. Dragonne, tigresse, ou orque, les totems ne manquent pas pour nous métamorphoser, nous réinventer pour le printemps érotique qui nous attend si on sait se saisir des opportunités du monde : se baigner en rivière, laisser les riches saveurs nous émoustiller, faire advenir les rires partagés, laisser les effleurements nous bouleverser, ou tout simplement se huiler la chatte, la vulve merveilleuse où tout commence.
Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.