Racha Belmehdi conjugue une enfance nomade, partagée entre la Côte d’Ivoire, l’Algérie et la Russie, et des études de journalisme à Paris. Mais ce qui la définit le plus c’est le féminisme, et ce depuis l’enfance. Elle se passionne pour la pop des années 90, les films de James Ivory et l’autofiction féminine. Son premier livre, Rivalité féminine, montre comment les relations entre femmes sont conditionnées pour être conflictuelles et elle propose de les repenser pour établir la sororité. Son second livre, paru en janvier 2024, s’intitule À votre service, et traite des grands oubliés du bien-être au travail, c’est-à-dire les employés de service.
Dès que je sortais le livre de Racha Belmehdi de mon sac et que mes voisin.e.s dans les transports voyaient la photo de couverture et le titre, elles devaient s’imaginer que c’était un énième livre sur la manière de mener ou de gagner une compétition entre femmes. En gros, une méthode infaillible pour sortir victorieuse d’un crêpage de chignons… ou encore pour travailler son estime personnelle afin de ne pas être affectée par les sales coups que les femmes aiment se faire (rires) !!!! Eh bien, c’est tout le contraire. La petite phrase en bas de couverture « Une lecture féministe du mythe » spécifie le regard de militante porté sur une tradition qui a tenté de définir tous les individus de sexe féminin.
Les premières pages du livre confirment ce parti pris en donnant la véritable interprétation du regard oblique que pose Sophia Loren sur le décolleté de Jayne Mansfield 1 : c’est « par crainte de voir les seins de la comédienne américaine jaillir de sa robe 2 ». L’actrice italienne a été obligée de justifier ce coup d’œil au magazine Entertainment. Et pour quelles raisons a-t-elle été obligée de le faire, selon vous ?
La rivalité féminine, mais elle est partout !
En une vingtaine de chapitres, Racha Belmehdi nous décrypte des situations diverses et précises de la vie des femmes et devinez quoi, elles sont empreintes de rivalité féminine : relation mère/fille, avec les ex (parfois décédées) de son homme, entre mamans (pour savoir qui est la meilleure), entre Blanches et Noires, au travail, belle-mère/belle-fille, entre sœurs, et bien d’autres. Elle montre comment la rivalité se manifeste et surtout d’où elle provient.
La rivalité féminine, ça s’enseigne !
L’autrice nous livre un vrai travail de recherches et de réflexions sur les motifs de la pérennité, de la transmission et de l’ancrage de la rivalité entre femmes. Les réponses apportées montrent que les différents domaines structurants de la société véhiculent, à profusion et sans gêne, une vision négative des femmes. Tout commence dans la mythologie « Si elles sont à l’image de Médée, puissantes et capables de faire des hommes ce qu’elles souhaitent, elles sont forcément maléfiques. Leur éventuelle intelligence se retourne contre elles, elles causent guerre et décès si elles sont aussi belles qu’Hélène de Troie » ; cela se poursuit dans la Bible « Si le Paradis est perdu, si les hommes doivent se tuer à la tâche et les femmes enfanter dans la douleur, c’est la faute de l’indocilité d’Ève et de son incapacité à résister à la tentation » ; les contes ne sont pas épargnés « Lorsque les héroïnes sont jeunes, ce sont des princesses, souvent insipides, passives, supposément représentatives d’une féminité idéale. Lorsqu’elles sont entre deux âges, ce sont des marâtres. Si elles sont âgées, des grands-mères ou des sorcières » ; les scientifiques qui ont donné les plus grandes théories sur l’espèce humaine comme Darwin, ont ajouté leur petite touche « ce qui établit la distinction principale dans la puissance intellectuelle des deux sexes, c’est que l’homme atteint, dans tout ce qu’il entreprend, un point auquel la femme ne peut arriver, quelle que soit, d’ailleurs, la nature de l’entreprise, qu’elle exige ou non une pensée profonde, l’imagination, ou simplement l’emploi des sens et des mains 3 » ; la langue ne fait que traduire ce clivage homme/femme « On sait désormais que l’essentiel des femmes exécutées pour sorcellerie étaient accusées de commerce avec le diable en raison de leurs connaissances jugées suspectes et de leur liberté considérée comme problématique. Le masculin du terme « sorcières », pourtant antérieur, « ne porte pas le même poids mortifère 4 » ; enfin l’animation (que ce soient les films ou les séries) reproduit ce regard péjoratif :
« Les personnages féminins y sont souvent unidimensionnels : si elles sont conventionnellement jolies, elles sont idiotes. Et si elles sont intelligentes, elles sont laides (selon les critères dominants) ». Les femmes sont donc présentées sous un jour défavorable et l’autrice insiste sur la pérennité de cette image « ces stéréotypes malsains sont toujours bien vivants aujourd’hui : les femmes mentent, les femmes sont de bonnes menteuses, les femmes manipulent, les femmes trompent, elles tirent parti de leurs mensonges et les hommes seraient leurs premières victimes ».
On ne peut que féliciter un tel travail de recherches de l’autrice et ses analyses profondes et clairvoyantes qui en découlent. Dans tous ces domaines, qui malheureusement sont ceux qui fondent notre société, les femmes sont toujours responsables du malheur de tou.te.s, victimes d’un stéréotype (porté par le regard masculin) et on ne leur reconnaît pas la maternité de leur pouvoir. Elles sont toujours suspectes.
La rivalité féminine, c’est du concret !
Rivalité féminine, écrit comme un essai, permet à Racha Belmehdi de se prendre comme propre sujet d’analyse. À plusieurs reprises, elle nous fait part de son expérience personnelle : « J’ai souvent été confrontée à l’agressivité de femmes auxquelles je n’avais strictement rien fait 5, persuadées que je leur voulais du mal. J’étais attaquée non pas pour mes actes mais simplement pour qui j’étais ». Elle n’accuse personne. Elle nous décrit, en toute sincérité, une attitude dont elle a été victime, qui a été blessante, et surtout marquante puisque manifestement elle s’en souvient. Elle n’est pas dans la plainte dans la mesure où, quelques lignes plus loin, elle porte un regard d’adulte sur cette ancienne mésaventure : « Il est extrêmement compliqué de trouver une écoute féministe à l’évocation de ce sujet sans se trouver confronter à une forme de gaslighting 6: ces femmes seraient victimes du patriarcat, il ne faudrait pas leur en tenir rigueur, etc. Le débat se trouve ainsi déplacé sur les souffrances supposées des agresseuses au lieu de se focaliser sur la victime directe ». Il s’agit là bien d’un témoignage de femme, en attente d’une sororité ou d’une simple solidarité féminine, mais qui a été douloureusement touchée par d’autres femmes imprégnées du regard patriarcal et qui ont agi sous la dictée de ce regard. En nous faisant part de cette expérience, Racha Belmehdi nous rappelle la malheureuse normalité de son parcours de femme. En tant que lectrice et femme, on est tenté d’imaginer les conséquences désastreuses d’une telle attitude, à savoir l’adoption d’une mentalité anti-sororale par la victime.
C’est donc naturellement qu’elle passe en revue, pour les revisiter, toutes les attitudes et toutes les paroles entendues, prononcées, et même parfois souhaitées, notamment celles auxquelles on s’est habitué. Elle fait un traitement de fond à une phrase clé de la démarche de séduction de l’hétérosexuel et elle en fait le titre et le sujet d’un chapitre : « Tu n’es pas comme les autres filles ». De façon générale, nous avons appris à considérer cette parole comme un compliment mais en réalité « Ressentir de la fierté au fait d’être « élue » peut s’expliquer par une forte misogynie intériorisée ». L’autrice dialogue avec nous et suscite chez nous des questions simples mais essentielles et justes à ce propos : « en quoi être différente des autres femmes est-il flatteur ? Et surtout, que nous dit le plaisir que nous ressentons à entendre ce « compliment » ? Que nous dit-il de nous-mêmes et de notre rapport aux autres femmes ? ». La lectrice est bouleversée dans ses habitudes de pensée et est amenée à porter un regard critique mais lucide sur ce qui a pu ou pourrait être un argument majeur sur le choix de son partenaire. Pour comprendre les raisons d’une telle assimilation et le processus d’une telle disposition d’esprit, l’autrice remet les situations dans leur contexte en donnant la parole à des femmes : « Je pense que ce discours m’a été transmis en partie par les teen movies. Ces films regorgent de ce type de représentations, et c’est une génération entière qui y a été biberonnée », explique l’une d’elles pour comprendre la raison de la validation de la phrase « Tu n’es pas comme les autres filles ». La répétition d’attitudes, renforcée par leur valorisation internationale, ainsi que l’absence de variété de représentations a pu faire croire que la flatterie d’une femme, au détriment des autres, est la seule attitude à laquelle doit s’attendre toute femme qui se fait courtiser. C’est une façon de rappeler que l’impact de ces images sur la mentalité et l’inconscient des femmes leur dicte leur identité et leur essence.
Pourquoi tant de haine sororale ?
Vous l’aurez compris, l’autrice s’interroge, en tentant d’y répondre, sur les raisons de la popularité de la rivalité féminine. D’une part, cette attitude serait conditionnée par la société. Dès le plus jeune âge, les filles établissent entre elles des relations violentes, brutales et irrégulières « Enfants déjà, nous jouions à « je t’aime, moi non plus » avec nos copines, nos amitiés rythmées par ces séparations et réconciliations successives. Nos ruptures amicales étaient parfois bien plus douloureuses que celles que nous vivions avec nos petits amis ». Racha Belmehdi met en évidence des relations hostiles à la sororité, qui s’apprennent et s’appliquent naturellement et universellement très tôt. D’autre part, cette attitude est orchestrée par les conditions de vie, qui obligent à se battre « Il s’agit d’une certaine façon du syndrome de la Schtroumpfette intersectionnel : si les places réservées aux femmes sont rares, elles le sont encore plus pour les femmes racisées ». Quota ? Discrimination positive ? Tokenism 7 ? Toutes ces raisons ne sont qu’une mascarade qui ne prend pas en compte la spécificité des talents de chaque femme au travail mais n’est là que pour pérenniser voire augmenter la défiance des femmes noires entre elles, et probablement justifier les paroles stéréotypées à leur encontre…
L’autrice dénonce des situations dangereuses dans lesquelles les femmes se mettent volontairement mais inconsciemment. Ce sont ces mêmes situations qui prétendent véhiculer une image de femme forte : la working girl, la Pick me girls, la Cool girl ou encore le Boy’s club. En recourant à ces modalités, les femmes pensent être dans l’affirmation mais en réalité les working girls, par exemple, « sont des prédatrices assoiffées de pouvoir […] une femme forte, au succès immense mais malheureusement seule, car trop masculine, trop dévouée à son travail, ou nuisible car forcément en rivalité avec les autres femmes ». Elles pensent également être libres de leurs choix de vie quand elles intègrent un boy’s club « Les rumeurs, les gossips, les commérages… Les filles passent leur temps à ça et je ne suis pas du tout intéressée à l’idée d’y perdre mon temps. Les hommes sont souvent au-dessus de tout ça 8 ». A peine exposés, ces cas font-ils l’objet d’un questionnement pertinent à travers notamment une mise en évidence des situations où les femmes sont dans un manque de sécurité et où elles sont malmenées : les working girls « induisent en erreur, puisque, au lieu de représenter le féminisme, elles singent les pires travers du patriarcapitalisme 9 » et le soutien des femmes au boy’s club « ne garantit aucune protection supplémentaire », « ne protège pas du harcèlement », « n’empêche pas qu’on s’attarde sur son propre corps (en dénigrant le physique de femmes célèbres) ». Ces diverses options ne font que positionner les femmes en subalternes ou en imitatrices des hommes mais rien ne construit une quelconque solidarité féminine voire rien ne rend les femmes initiatrices de leurs relations avec d’autres femmes.
Un regard lucide sur le féminisme
À la fin de l’ouvrage, l’autrice propose quatre chapitres qui suppriment voire qui n’envisagent plus la rivalité féminine dans les relations entre femmes. Il ne s’agit pas de conseils ni de solutions infaillibles. Ces deux positionnements seraient en réalité une pure contradiction avec les vingt chapitres précédents parce qu’ils dicteraient encore une fois aux femmes une conduite-type à avoir. Ce sont des pistes de réflexion que chaque lectrice adaptera en fonction de ses besoins, de son stade d’évolution et de sa sensibilité du moment.
Elle commence par une prise de position personnelle qui pourrait choquer mais qui est d’une grande justesse. Elle dissocie le sexe féminin et le féminisme et rappelle ce qu’est être féministe « la découverte récente du féminisme par certaines et sa popularité nouvelle ne l’ont-elles pas dilué ? Il y a quelques années, on entrait en féminisme comme on entrait en religion, au prix de nombreux sacrifices ». Cette vision est clairvoyante et lucide et elle distingue un féminisme négocié, avec lequel on peut s’arranger, du féminisme qui demande de réels sacrifices et qui a pour but de créer un monde d’égalité. L’autrice va plus loin et radicalise son propos « Ne vous réclamez pas du féminisme si son application au quotidien vous rend malheureuse […]. Si, par la force de l’habitude ou de votre éducation, les injonctions patriarcales vous sont plus confortables, libres à vous de les suivre, la société vous en saura gré ». Selon Racha Belmehdi, toutes les femmes ne sont pas obligées de se revendiquer féministes. C’est encore une façon de rappeler que les femmes doivent analyser avec lucidité les conditions de vie qu’elles se choisissent.
De plus, l’autrice porte un regard doux, bienveillant et valorisant sur ce que l’on a coutume d’appeler les « trucs de filles », qui est une appellation donnée par les hommes. « Aimer les romans d’amour semble automatiquement faire de vous une greluche et il peut être compliqué de l’assumer dans certains contextes. Pourtant, les comédies romantiques et le nail art 10 ne sont pas plus stupides que la série de films Rambo et le football ». Le regard déconditionné puis reconditionné de l’autrice est très actif et oppose les romans d’amour à des domaines assez masculins qui ont eu du succès ; c’est la raison pour laquelle le verbe « aimer » est bien associé aux romans d’amour. La sororité se révèle être à la fois le but et le moyen de vivre de la façon la plus épanouie possible « Je pense même que les activités majoritairement pratiquées par les femmes sont par essence subversives, puisqu’elles nous permettent de nous retrouver entre nous, d’échanger et de créer sans se retrouver sous l’éternelle houlette masculine ». L’autrice souligne le caractère raffiné de ces activités « subversives », la liberté permise par ces mêmes activités « sans se retrouver sous la houlette masculine », les conséquences positives sur la psyché des femmes « nous retrouver entre nous », enfin la construction d’un patrimoine féminin « échanger et créer ».
Aussi, l’autrice, soucieuse de laisser leur liberté aux femmes, n’hésite pas à rappeler que le féminisme n’est que le terme générique et qu’il inclut des sous-catégories. Elle montre la spécificité, sans la nommer, de ce que François Vergès a appelé le « féminisme décolonial » de ce qu’elle-même appelle le « féminisme blanc ». Ce dernier serait celui de « féministes, souvent proches de l’appareil d’État, qui donnent la priorité aux problèmes des femmes blanches hétérosexuelles aisées et instruites, sans considérer les problèmes spécifiques aux personnes racisées, lesbiennes, trans, en situation de handicap et prolétaires ». L’autrice rappelle que chaque groupe de femmes (que le critère de sélection soit ethnique, la mobilité, l’appartenance sexuelle, les choix sexuels, etc.) porte en soi son propre féminisme et que le « féminisme universel 11 » ne doit pas dominer ni exclure les autres. Elle dénonce les conseils donnés à ces autres femmes, qui sont en réalité des critiques déguisées pour ne pas aborder le vrai problème « les femmes qui n’obtiennent pas la reconnaissance/le poste/la promotion qu’elles méritent n’auraient qu’à se reconditionner pour devenir des requins et tout irait mieux », elle dénonce un rapport de force saturé d’idées rétrogrades « là où l’indigène était un sauvage à civiliser, les femmes non blanches et pauvres sont des mineures à éduquer ».
En somme, Racha Belmehdi ne veut absolument pas d’un féminisme paternaliste mais bien d’un féminisme qui permette de prendre en compte la spécificité des femmes et leurs réels besoins. Un féminisme créé par les femmes, pour les femmes, au service des femmes et vécu par les femmes, et qui se réajuste au besoin par elles-mêmes. Et pour cela, elle propose un élargissement de la notion de l’amour « il va falloir cesser le romantisme. L’amour est souvent partout, dans nos relations amicales, familiales, professionnelles, parfois… L’amour que vous portez à votre animal de compagnie (et celui qu’il vous rend en retour) n’a pas moins de valeur que celui que vous espérez de votre fuckboy de copain. Et il est souvent bien moins stressant ». Cela suppose de changer de références, mais l’autrice a une entière confiance en ses semblables et elle a largement misé sur elles :
« J’ai déjà ma carte au girls club, je peux peut-être vous marrainer… »
1 La photo de couverture.
2 « The Truth About Sofia Loren and Jayne Mansfield » (nickswift.com). Magazine Entertainment Weekly en 2015.
3 La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, 1871.
4 Florence Meynier dans De la magicienne à la sorcière. Citée dans l’ouvrage collectif Penser la violence des femmes, sous la direction de Coline Cardi et Geneviève Pruvost, éditions La Découverte.
5 En italique dans l’ouvrage.
6 Manipulation consistant à nier ou à travestir le ressenti d’une personne pour la faire douter ou la rendre vulnérable.
7« Le fait d’embaucher une personne issue d’une minorité (ethnique ou sexuelle) dans le but d’échapper aux accusations de discrimination » définition donnée par Racha Belmhedi.
8 Témoignage de Marion (dont le prénom a été changé).
9 Mot inventé par l’autrice.
10 En italique dans l’ouvrage.
11 Autre façon d’appeler le féminisme blanc.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.