Nora Bouazzouni m’avait ravie avec Faiminisme – Quand le sexisme passe à table, puis éclairée avec Steaksisme – En finir avec le mythe de la végé et du viandard, voilà qu’elle me terrifie avec son dernier opus, Mangez les riches – La lutte des classes passe par l’assiette1. Heureusement, il y a l’humour, les titres en forme de punchlines et l’humanité profonde des désespéré.e.s (de gauche, parce que les désespéré.e.s de droite ça n’a pas le même résultat).
En trois chapitres, extrêmement sourcés et documentés, l’autrice zoome de l’arrière-cuisine des géants de l’agroalimentaire jusqu’au contenu de vos placards.
« À qui profite la faim du monde ? »
C’est la question posée par l’autrice dans un vaste premier chapitre consacré aux géants de l’agroalimentaire et à la grande distribution. L’accumulation d’informations, de données chiffrées, donne le tournis (et la rage). Chaîne alimentaire dominée par un nombre très restreint d’entreprises, situation d’oligopole, confiscation des terres, brevetage du vivant, triche généralisée dans la grande distribution pour faire croire à des baisses de prix et attirer le chaland appauvri – vous saurez tout sur la shrinkflation et la greedflation – : Nora Bouazzouni enquête, fouille et compile de la donnée (libre, c’est ça qui paraît dingue, ils ne se cachent même pas… vous reprendrez bien un peu de data?). Un exemple parmi tant d’autres, que j’ai choisi local, au sujet de la bataille de l’eau :
Dix ans que la municipalité de Grigny, au sud de Paris, demande à l’usine Coca-Cola implantée sur son territoire depuis la fin des années 80 d’arrêter de pomper dans la nappe phréatique et de se raccorder à l’eau de ville. Pourquoi « demande » et non « exige » ? Parce qu’en France, d’après l’article 552 du Code Civil, « la propriété du sol emporte la propriété du dessus et du dessous ». La multinationale puiserait ainsi, en toute légalité, près de 730000 m³ d’eau par an (soit la consommation d’une ville de 15000 habitants) contre le paiement d’une redevance au montant inconnu. Trois cents piscines olympiques, chaque année, pour sortir des sodas bourrés de sucre et d’additifs, du thé glacé sans thé et polluer le territoire avec ses bouteilles en plastique. N’y a-t-il pas mieux à faire avec cette nappe phréatique, comme, au hasard, la laisser tranquille ?
Ainsi se dessine l’équation calamiteuse Absence de volonté politique + Gigaprofits = Malbouffe et Désastre écologique.
Le deuxième chapitre s’attelle à l’épineuse question de l’aide alimentaire. Un constat : la hausse des prix plonge de plus en plus de ménages dans la précarité alimentaire et le recours à l’aide alimentaire explose (+22 % de fréquentation sur les trois premiers mois de la campagne d’hiver 2022-2023 chez les Restos du cœur). Or, les problèmes éthiques et politiques soulevés par l’existence de ces organismes sont nombreux : l’aide repose sur les dons ainsi que sur la loi Garot de 2016 qui oblige grossistes et distributeurs à donner leurs invendus à des associations conventionnées afin de réduire le gaspillage alimentaire. Sauf, que… cette pratique encourage la surproduction au lieu de la combattre car l’incitation fiscale permet aux entreprises de gagner de l’argent là où auparavant elles devaient payer pour détruire leurs invendus ! « L’État utilise donc nos impôts pour encourager la surproduction via la défiscalisation et délègue la destruction des aliments impropres à la consommation aux associations caritatives. » Moralité douteuse, au final. Et il s’agit bien de moralisation de l’alimentation, dans de nombreux discours qui condamnent la pseudo propension des ménages modestes à s’alimenter n’importe comment alors que – trigger warning idée reçue – ça ne coûte pas plus cher de bien manger. Ben tiens, essaie un peu de nourrir une famille de quatre personnes avec des fruits, des légumes, du bio et pas de produits transformés, avec un SMIC… Nora Bouazzouni lutte contre la désinformation mais aussi contre la culpabilisation des classes populaires, sauvages prêts à se marcher dessus pour un pot de Nutella à moins 70 %, ignares qui croiraient vraiment qu’un kilo de chips vaut moins qu’un kilo de carottes. Le mépris de classe, dans les discours publics ou dans les campagnes de prévention, n’affleure pas, il déborde sans complexes.
« Le goût, c’est le dégoût du goût des autres » Pierre Bourdieu, 1979
On en arrive ainsi au dernier chapitre « capital coolinaire », qui emprunte le plus à la sociologie (et en particulier à Bourdieu). C’est là qu’il faudra ouvrir vos placards et questionner vos habitudes pour comprendre où vous situer dans la grande course à la performance de classe niveau alimentation. De même qu’on ne commande pas une salade au resto lors d’un premier rencard quand on est une femme par goût, il n’est pas inné d’aimer la truffe et les huîtres, tiens donc ! L’autrice analyse les rouages du prétendu bon ou mauvais goût, évoque aussi, exemples à l’appui, les cas de premiumisation de la nourriture, a priori, populaire :
La montée en gamme, dans le domaine alimentaire, c’est très simple : c’est une réintroduction de la rareté par l’embourgeoisement de plats populaires accessibles. Typiquement, un burger à 10 euros sans les frites, un kebab à 17 euros avec truffe et stracciatella, ou encore un jambon-beurre à 8 euros.
Et c’est ainsi qu’on sublime la pizza en vendant une « Margherita Duras »…
Dans cette enquête riche et passionnante, vous l’aurez compris, Nora Bouazzouni nous éclaire sur la dimension politique de l’alimentation à tous les étages. Et puisque, comme l’écrivait bell hooks, « C’est en mangeant l’Autre (…) que l’on affirme son pouvoir et ses privilèges », il est grand temps de manger les riches !
Pour approfondir la réflexion, venez à la Maison des Femmes de Montreuil le vendredi 9 février à 19h30 pour notre soirée Toutes à table ! Nora Bouazzouni, mais aussi Lauren Malka et Teresa Moya y présenteront leurs livres au cours d’un échange prometteur suivi d’un banquet festif. Inscription gratuite par ici : https://www.helloasso.com/associations/association-missives/evenements/soiree-toutes-a-table
1Parus respectivement en 2017, 2021 et 2023 aux éditions Nouriturfu.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.