C’est janvier, le mois des bonnes résolutions et des morning routines, des promesses de faire des abdos et de la méditation et de lire davantage, sauf qu’il fait froid et nuit tout le temps et que tes yeux se ferment au bout de dix pauvres pages, paragraphes, lignes. Bonne nouvelle, on peut lire des nouvelles.
Deux daronnes de la SF au menu aujourd’hui, nées respectivement en 1949 (Joëlle Wintrebert) et 1950 (Karen Joy Fowler), et dont les nouvelles viennent d’être éditées en anthologie – déjà que le genre est moins valorisé du grand public, quand tu es une écrivaine, penses-tu, faut des plombes pour qu’on fasse le bouquet de tes textes. Merci donc au Diable Vauvert qui rassemble seize nouvelles de l’autrice française, publiées initialement entre 1988 et 2021, dans Couvées de filles, et à la Volte, qui propose de belles traductions des dix-sept récits de l’américaine (de 1985 à 2009) sous les plumes de luvan et Léo Henry, sous le titre Comme ce monde est joli, avec en plus un très chouette travail de postface qui décode quelques références peu familières du public français et fait dialoguer citations de l’autrice et réflexions des deux traducteurices.
Joëlle Wintrebert, je l’avais connue en lisant son roman Pollen, une de ces « utopies » qui te rappelle avec insistance que toute utopie est question de point de vue. Elle y imagine une société qui a prétendu éradiquer la violence masculine en la décentralisant dans une station orbitale, le Bouclier, mais qui assène sa violence tant aux hommes qui y sont relégués qu’aux femmes qui, contre leur consentement, leur sont envoyées. Pollen est une entrée en matière éclairante dans les diverses facettes de l’œuvre de Wintrebert, qui se répondent au fil des nouvelles. D’abord, la dénonciation des violences sexuelles, que la SF exacerbe dans toute leur horreur, enfermant la victime dans son corps pour servir de jouet à un médecin tordu (« Invasive évasion »). En contrepoint, une exploration du désir féminin assez sex-positive, qui se sert à plaisir des possibles ouverts par le genre pour érotiser le rapport au monde, et même à l’univers et à ses habitants les plus incongrus (« Crépuscule », « La Proie », « Camélions »). De ce point de vue, la couverture qui pourra faire tiquer quelques lectrices (les filles bleues aux seins aguicheurs, on avait pas laissé ça dans les années 70 ?) est assez fidèle à la sexualisation qui s’opère dans la nouvelle-titre, « Couvées de filles », œuvre d’un regard masculin porté sur les aliens sexy, mais pas seulement. C’est l’occasion cependant d’avertir que des textes peuvent outrepasser les zones de confort de certaines – inceste dans Pollen le noyau familial est un polycule1 constitué de deux sœurs et un frère jumeau, éphébophobie2 dans « L’Été des Martinets » qui m’a mise mal à l’aise.
Enfin, si la SF permet de repousser les frontières de la sexualité, elle ouvre aussi à des questionnements sur le couple, son vieillissement (auquel le recours à des androïdes apporte des réponses intrigantes dans « Te retrouver ») ou son rapport à la parentalité – bien sûr qu’on veut des hommes enceints (« Vertiges de l’amour »). Bref, une initiation à la SF féministe qui propose un bon tour de la question.
Les textes de Karen Joy Fowler sont beaucoup, beaucoup plus déroutants. On y retrouve des questionnements comparables, sur les formes de la violence dans un monde patriarcal ou dans son double égalitaire (« Soirée match »), ou sur les (im)possibilités d’éprouver et de dire le désir féminin, jusque dans le fantastique, et d’en raconter librement l’histoire (« Rouge Lily »). Mais toujours, l’interrogation demeure, oblige la lectrice à entrer dans ses implicites, sa fin ouverte et abrupte, son refus de livrer platement les clefs. Les convictions féministes de Fowler sont palpables et la postface de « Soirée match » cite d’ailleurs l’autrice :
« Le féminisme, c’est tout simplement l’air que je respire. J’ai commencé à écrire à peu près au moment où j’ai commencé à réfléchir au féminisme. »
Cet engagement se rattache, dans « La science d’elle-même », à sa passion pour Austen, qu’elle laisse cependant à l’arrière-plan pour y évoquer Mary Anning, pionnière mal reconnue de la paléontologie ; dans « Verre noir », elle se dit inspirée par la figure de Carry Nation, militante radicale contre l’alcool, qui l’a fascinée à mesure qu’elle se documentait sur elle. Mais comme souvent, le féminisme se dit avec tout autant de ferveur quand le point de vue se décale pour parler de violences autres, et des héroïnes dépossédées d’elles-mêmes qui les subissent, aux mains d’une secte aux troubles motivations (« Always ») ou d’extra-terrestres qui humilient et manipulent les corps déshumanisés (« Duplicité », « Pelican Bar »). La postface de cette dernière nouvelle rappelle que l’absence de mention de toute violence sexuelle, dans ce texte par ailleurs horriblement cruel, est aussi une déclaration sur le sujet :
« Les extraterrestres que j’ai inventés me semblent tout à fait crédibles, et j’ai un argument affreux pour appuyer mes dires. Rien de ce que subit mon personnage n’est de nature sexuelle. Si des humains avaient été à la manœuvre, vous pouvez être sûr que, d’une manière ou d’une autre, les sévices auraient été de cette nature. »
Même si « Pelican Bar » se fait plus explicite, l’art de Fowler est toujours dans la suggestion, l’entrouverture de brèches dans nos imaginaires et nos réflexions, avec des scènes qui prennent le temps de donner chair et voix à leur protagoniste pour mieux twister, sur quelques dernières lignes à peine esquissées, une remise en question de ce que nous pensions avoir compris. Si vous êtes tentées par le vertige de l’imaginaire sans les attendus du genre, foncez.
Courage pour finir de passer l’hiver. Puissiez-vous trouver ici ou ailleurs de quoi rester au chaud !
1Polycule désigne toutes les personnes liées par une relation romantique et/ou sexuelle, avec un ou plusieurs membres d’un groupe polyamoureux.
2L’éphébophobie désigne la phobie des adolescent.e.s.
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.