Avec Les Aventures du chevalier Silence, je vous convie à une double découverte : celle d’un roman méconnu du XIIIe siècle et celle de son adaptation pour la jeunesse.
Au milieu du XIIIe siècle, un auteur dont on ne sait rien de plus que le nom, Heldris de Cornouailles, écrit un roman en vers français intitulé Le roman de Silence. Contrairement à d’autres romans de la même époque (comme les célèbres romans arthuriens de Chrétien de Troyes un siècle plus tôt), ce roman ne semble pas avoir de succès. On finit même par l’oublier complètement pendant des siècles, avant d’en redécouvrir un manuscrit, unique à ce jour, en 1911. Même cette tardive redécouverte ne suscite pas d’émotions : il faut attendre 1972 pour avoir pour la première fois une édition moderne du texte (par un éditeur anglais, avec traduction anglaise) et la première traduction en français moderne ne date que de 2000. Elle est effectuée par Florence Bouchet et éditée dans un gros volume de la collection Bouquins avec d’autres romans médiévaux.
Ce roman raconte l’histoire d’une fille que ses parents ont fait élever comme un garçon, à cause d’une décision arbitraire prise par le roi de n’autoriser l’héritage qu’aux garçons. Ils l’ont nommée Silence, parce qu’elle doit éviter de prendre la parole, pour ne pas dévoiler qu’elle est une femme. Elle vit de nombreuses aventures, redouble la dissimulation en se faisant passer pendant plusieurs années pour un ménestrel, développe des talents exceptionnels pour la musique, se fait accuser d’agression sexuelle envers une femme, est finalement adoubée chevalier, et montre sur les champs de bataille une bravoure et une efficacité supérieure à la plupart des hommes. On devine à ce rapide survol tous les étonnants échos à notre société actuelle que la lecture de ce roman fait résonner.
En 2019, Fabien Clavel propose dans la collection Etonnantissimes (chez Flammarion), une adaptation jeunesse de ce roman, sous le titre Les Aventures du chevalier Silence. Cette version, très accessible et fluide, peut être lue sans problème par des collégiens (comme l’indique l’éditeur), même petits lecteurs, mais aussi à mon avis par des enfants de 9 ou 10 ans.
On pourrait adresser quelques reproches à cette adaptation, notamment certaines infidélités au texte original qui m’ont gênée, en tant que lectrice adulte et avertie : le choix de la 1e personne pour raconter l’histoire contrairement à la version médiévale, et la modification de la chronologie du récit qui commence alors que Silence est enfant (et non bien avant sa naissance). Toutefois ces deux éléments ainsi que d’autres changements permettent d’une part d’accrocher mieux le jeune lecteur, d’autre part de maintenir l’ambiguïté sur le genre de Silence au début du récit.
En revanche, j’ai aimé la disposition du texte en vers libres, comme un discret rappel à la forme des romans du Moyen Âge qui étaient tous en vers. D’une manière générale, c’est un très bon petit livre pour un adolescent ou une adolescente du XXIe siècle.
Si vous enseignez le français et que vous souhaitez le faire lire dans un cadre scolaire, vous pouvez proposer en parallèle quelques extraits de la version originale dans la traduction en français moderne de Florence Bouchet, ce qui permet d’avoir une matière un peu plus solide pour des études de texte, et de laisser les élèves lire en autonomie la version plus facile de Fabien Clavel. On peut même jouer à comparer les deux versions et initier les élèves aux questions de réception par les lecteurs visés.
Si vous souhaitez simplement offrir une belle histoire à une jeune personne attirée par le Moyen Âge, il suffit de comparer ce livre à la production massive et souvent assez fade ou répétitive de la « littérature jeunesse sur le Moyen Âge » pour voir que Les Aventures du chevalier Silence sort du lot.
Quel que soit le cadre de sa lecture, elle sera non seulement plaisante, mais salutaire pour des adolescents, grâce aux nombreuses questions soulevées dans le roman sur la place des hommes et des femmes dans la société : justice entre les hommes et les femmes dans la loi, place de l’amour et du choix dans le mariage, rôle de l’éducation dans les caractères habituellement catalogués masculins ou féminins, questions de transidentité, questions d’homosexualité, questions de consentement, etc.
Pour terminer, laissez-moi partager avec vous un extrait. Les passages que j’ai trouvé les plus émouvants du roman (et que Fabien Clavel reprend presque mot pour mot du roman original) sont ceux où Silence engage un dialogue intérieur entre sa personnalité masculine et sa personnalité féminine (qui sont alors nommées Silencius et Silencia). En voici un exemple vers le début du roman, p. 24-26 :
Aux yeux de tous, et même des miens, je suis un garçon.
Pourtant, le jour de mes onze ans, j’aperçois une ombre qui me suit depuis longtemps, sans voix.
Cette ombre, c’est Silencia.
Et Silencia me gronde.
« Je m’étonne que tu t’exposes au soleil et au vent
Et risques d’abîmer ton beau teint blanc.
Mille femmes aimeraient posséder
Ton exceptionnelle beauté.
Tu fais honte à ton sexe en courant dans les bois,
En chevauchant des chevaux,
En lançant des javelots,
En chassant à l’arc
Dans le parc.
Tu devrais être dans ta chambre, à coudre et à chanter, comme les femmes.
Motus !
Tu n’es pas Silencius ! »
Je sais que je me conduis contrairement à tous les usages,
Que je mène une vie de sauvage
Dans l’espoir d’un héritage.
Je lui réponds pourtant :
« Je ne suis pas Silencia.
L’état de femme et ses usages m’ennuient profondément.
Je n’ai pas envie de rester dans une chambre à coudre et à chanter.
La situation des hommes est bien meilleure.
Pourquoi l’abandonnerais-je ?
J’ai du courage et de la valeur à revendre.
Je l’emporte sur tous mes compagnons mâles
À l’épée,
À la lance, au bouclier,
Avec toutes les armes.
Je suis plus rapide à cheval, plus agile au combat,
Et devant les plus forts, je ne recule pas.
De toute façon, mes lèvres sont trop dures pour donner des baisers,
Mes bras trop rudes pour embrasser.
Je ne suis pas Silencia.
Je suis Silencius ou je ne suis personne. »
Alors, Silencia cesse de m’importuner. Pourtant ses paroles continuent de me tourmenter.
Mon cœur est comme une tablette de cire qui a fondu :
Les lettres ont disparu.
Tout est brouillé.
Mon cœur est partagé.
Fabien Clavel, Les Aventures du chevalier Silence, Flammarion, coll. Etonnantissimes, 2019.
Si vous souhaitez découvrir le texte original, vous le trouverez dans sa traduction en français moderne ici : Récits d’amour et de chevalerie, XIIIe -XVe siècle, trad. Florence Bouchet, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2000.
Si cette chronique a éveillé en vous la curiosité de savoir si l’on pouvait parler de transidentité ou de thèmes approchants au Moyen Âge, je vous recommande l’excellent petit essai de Clovis Maillet, Les genres fluides : de Jeanne d’Arc aux saintes trans, Arkhé, 2020.
Clovis Maillet est docteur en histoire médiévale, mais son ouvrage est accessible aux néophytes : il nous prend par la main en commençant par le personnage que nous connaissons le mieux, Jeanne d’Arc, puis en expliquant petit à petit la vision des hommes et des femmes du Moyen Âge à partir d’exemples de moins en moins connus. Notre personnage de Silence a droit à un chapitre entier de cet ouvrage. Comme toujours en histoire, la conclusion qui s’impose est que chaque situation est différente et qu’il faut se garder de faire des généralités. Cependant, une importante différence se dessine entre notre époque et le Moyen Âge. Pour le Moyen Âge, le statut que l’on a dans la société a plus d’importance que le statut individuel. Ainsi, il a pu être accepté sans problème qu’une femme joue un rôle d’homme ou (plus rarement) qu’un homme joue un rôle de femme, si telle ou telle circonstance rendait ce changement nécessaire. Le fait même de passer d’un genre à l’autre, qui cause tant de crispations dans nos sociétés contemporaines, était donc le plus souvent un non problème dans les sociétés médiévales ; mais cela n’empêchait pas le sexisme de se manifester en fonction du genre, qu’il soit de naissance ou choisi, avec souvent plus de virulence que de nos jours. On ne peut donc pas dire que les sociétés médiévales étaient ni plus ni moins tolérantes que les nôtres, puisque les points de crispation, les interdits, les causes de scandales, n’étaient pas les mêmes.
Professeuse de Lettres Classiques et doctorante en Histoire Médiévale, Nadia se consacre à des recherches sur le Moyen Âge (histoire du corps féminin et notamment des menstrues), tout en enseignant le français, le latin et le grec en collège. Elle s’intéresse aussi à l’histoire de l’art et à l’écriture de fiction. Elle partage sa passion des civilisations antiques et médiévales sur son blog « Chemins antiques et sentiers fleuris ».