Podcasteuse, réalisatrice et surtout professionnelle de la mode, Christelle Bakima Poundza publie Corps noirs en 2023, dans lequel elle partage son regard sur le domaine de la mode afin de montrer et analyser les choix faits pour mettre en lumière ou pas les mannequins noires.
Crédits : @Coralie Sapotille
Réflexions sur le mannequinat, la mode et les femmes noires
Un rangement ! Un simple rangement ! Tout a commencé par un rangement de six années d’abonnement à des magazines et cela a abouti à un ouvrage qui propose une riche réflexion sur le traitement du corps noir dans le mannequinat : Corps noirs !
Un livre-magazine
Pour son premier ouvrage, Christelle Bakima Poundza nous propose un livre très sensuel. Tout commence par la couverture. En passant la main, on fait l’expérience de trois textures différentes : une partie lisse qui constitue la bordure, une partie très glissante celle des lettres blanches du titre CORPS NOIRS et une partie plus rugueuse, centrale, plus grande et qui propose un kaléidoscope de visages et de corps noirs : une façon de nous dire à quoi il faut s’attendre.
À la lecture du livre, on est vite frappé par le choix de mise en page. Les paragraphes épousent des courbes qui semblent mimer le corps de la femme, corps qui est l’outil principal de travail de tout mannequin mais également corps qui peut être source de discrimination. La disposition typographique rappelle la sensualité, si structurante dans le mannequinat : le contact des vêtements sur la peau, l’odeur des parfums, la vue de beaux maquillages… Les courbes orientent également le regard sur la phrase-clé, souvent placée au centre de la page.
On fait rapidement le rapprochement avec la présentation d’un magazine : la page de gauche réservée au visuel, plus aérée, peu chargée en mots est ici consacrée aux citations de femmes noires engagées, faisant office d’épigraphe au début de chaque chapitre. Alors que la page de droite, celle où commencent les interviews dans les magazines, est celle du début de la réflexion de l’autrice. Outre le blanc, couleur de la page, et le noir, couleur de l’encre, la couleur dominante c’est le rouge : une page rouge délimite les chapitres, une couverture rouge qui rappelle à nouveau cette sensualité qui fonde le livre.
Parfois, le choix de mise en page, par sa symétrie, reproduit l’enfermement dans lequel peuvent se retrouver les mannequins. Le chapitre « Nepo baby » se termine par un paragraphe hexagonal qui met en parallèle la notoriété des parents avec les opportunités offertes à leurs enfants. Ce même paragraphe met aussi en évidence les limites que peuvent rencontrer les mannequins noires « Nous avons besoin de plus d’artistes maquilleurs et coiffeurs qui sachent s’occuper de tous types de peaux et cheveux1. Pas de professionnels compétents ? Pas de mannequins noires ! ». Ainsi l’harmonie entre le fond et la forme clôt avec justesse un chapitre où l’autrice n’a cessé de montrer la fausseté de la méritocratie, souligner l’importance des relations sociales établies par les parents, masquant le travail supplémentaire déployé par celles qui percent par leurs propres moyens.
Un livre aux multiples genres
En plus du rapprochement avec le magazine qui a été fait quelques lignes précédemment, cet ouvrage s’inscrit dans la continuité du mémoire commencé par l’autrice lors de ses études. Ce mémoire, tel qu’il est évoqué, est à la fois le point de départ des réflexions et le stimulant pour remettre en question ce qui semblait être acquis. Les entretiens en fin d’ouvrage, réalisés sur la même période, ressemblent fort à des annexes. Ils sont remarquables par la variété des parcours et des origines des mannequins. Les femmes interviewées évoquent leurs joies et les souffrances depuis le début de leur carrière jusqu’à l’heure actuelle ; elles font le même constat d’une différence de mentalité et de traitement du corps noir entre le passé et le présent. Mais surtout elles en arrivent à la même conclusion : la mode n’est que le reflet de la société.
Corps noirs fait aussi penser à un essai : cette forme rend compte de l’aspect évolutif de la pensée de l’autrice. Elle révèle les étapes de son cheminement :
« Quand j’ai commencé à travailler sur ce sujet, ma pensée allait dans tous les sens. Je voulais comprendre les représentations de la beauté noire dans l’image de mode depuis Yves Saint Laurent jusqu’à Fenty Beauty. Je voulais explorer le sujet de la diversité dans l’histoire de l’image de mode. Je voulais questionner la place et l’absence des personnalités noires féminines dans la mode, le rôle des médias et celui d’Instagram, à l’ère d’une prise de parole quasi systématique et continue des marques. Je voulais montrer que la mode avait un rôle dans la construction des imaginaires, notamment ceux autour des femmes noires, et qu’elle était capable de repenser ces figures. ».
La variété des objectifs montre à quel point la mode est une passion dévorante chez Christelle Bakima Poundza qui fait preuve de courage pour oser s’attaquer à certains aspects de sa passion qui peuvent s’avérer blessants et navrants, si on se place du côté des résultats. Là encore, elle fait preuve de sincérité : « Il m’est arrivé, en échangeant avec des mannequins ou en faisant mes propres recherches, d’être dégoûtée […] Je n’ai pas lâché mais j’ai eu beaucoup de moments de doute, d’amertume et de colère intense à me demander très sincèrement ce qu’on avait fait pour mériter ça, ce qu’on avait fait pour hériter d’un monde pareil. »
Enfin, Corps noirs est un véritable témoignage sur la réalité sociale et historique du traitement du corps noir féminin. Tout un chapitre est consacré aux risques auxquels sont confrontées les mannequins, en général et en particulier les mannequins noires. La liste est longue : la dépression, être blacklistée, le suicide, la représentation des stéréotypes. D’ailleurs, dans le chapitre consacré à Naomi Campbell, l’autrice souligne :
« Lorsque Naomi a commencé à aborder les enjeux raciaux et les inégalités de salaire et d’opportunité qui en découlent, on lui a reproché de casser l’ambiance – c’est connu : une femme noire qui parle et dénonce casse toujours l’ambiance. On a fait d’elle l’archétype de la femme noire en colère (jamais contente, toujours aigrie, ingrate, jalouse) sans jamais chercher à la comprendre. »
Ce qui semble primer est de rester dans ce confort de penser, sans se dire que l’autre en face n’est pas compris.
Relation mannequin-société
Christelle Bakima Poundza ne cesse donc de faire le lien entre la mode, qui s’inscrit dans la continuité de sa passion, et la société. En devenant le sujet et l’objet de son propre questionnement, l’autrice avoue : « Je me suis posé beaucoup de questions, que j’ai mis du temps à formuler tant j’ai été exposée jeune aux images que l’industrie produit. Pourquoi personne ne me ressemble dans ce que je vois ? ». La mode apparaît comme un véritable reflet de la société. Quelques lignes plus loin (ou plutôt quelques années après), l’autrice apporte la réponse :
« tout ce qui se jouait face à moi était conditionné par une histoire et un système capitaliste, raciste et patriarcal, qui se donnait le droit de dire quels corps, quelle esthétique et quelles histoires méritaient d’être célébrés en son sein ».
Est-ce la société qui a une idée préconçue de la beauté qui l’impose à la mode, désireuse de satisfaire un public, ou est-ce la mode qui crée les codes esthétiques et les diffuse largement en imprégnant les imaginaires ? Il semble y avoir actuellement une relation de cause à effet floue et interchangeable.
On l’aura compris, l’autrice n’hésite pas à questionner ce qui chez elle est ou était une habitude. Elle nous invite à suivre les réponses qu’elle apporte aux interrogations qu’elle se pose : « Où sont les femmes lesbiennes, ou celles ayant une attirance en partie pour d’autres femmes, dans le mannequinat à Paris ? Les femmes lesbiennes ou femmes ayant une attirance en partie pour d’autres femmes peuvent-elles vraiment se reconnaître dans le mannequinat et s’y épanouir ? Quelles sont, à travers l’histoire du mannequinat, les figures de femmes noires queers qui ont marqué leur époque ? ». Les réponses à ces questions nous font découvrir des femmes fortes, mais elles nous permettent de vivre les états d’âme de Christelle Bakima Poundza, passant de la colère à la gratitude d’un paragraphe à l’autre. Ces montagnes russes émotionnelles sont révélatrices de l’importance de ce sujet pour elle. D’ailleurs, l’ouvrage tel qu’il est commercialisé est le résultat d’un véritable combat contre des difficultés extérieures et personnelles.
Vers la désacralisation du mannequinat
Corps noirs tente de dire la vérité sans méchanceté. À travers le regard rétrospectif d’une professionnelle convaincue et confirmée, les moments de reconnaissance sont évoqués, comme la première fois qu’une mannequin noire, Naomi Campbell, fit la couverture de Vogue : « Il a fallu attendre Saint Laurent pour que les choses se débloquent. Il a fallu attendre le pouvoir financier et symbolique pour qu’une mannequin noire puisse faire cette couverture, en France, en 1988. ». Certaines couvertures sont analysées et révèlent les non-dits qui s’y cachent, il s’agit ici, bien plus récemment, de la chanteuse Aya Nakamura : « Ce qui est curieux, c’est qu’en choisissant Aya, la direction du magazine donne l’impression d’avoir à se justifier. Elle développe pour l’occasion un narratif autour de la notion d’identité et de renouveau, comme si l’artiste n’avait pas pu être choisie juste pour ce qu’elle est ». L’autrice n’hésite donc pas à montrer les rouages de la mode.
Que de noms de mannequins noires jusqu’alors inconnues ! Que d’événements culturels liés au mannequinat jusqu’alors inconnus ! Le chapitre « La bataille de Versailles » souligne le rôle fondateur de la mode dans la survie de l’un des plus gros patrimoines français : pour lever des fonds, un événement caritatif est organisé au cours duquel cinq créateurs américains présentent leurs créations à Versailles aux côtés de cinq créateurs français. Contre toute attente, la nation qui a marqué les esprits c’est la nation américaine. Et pourquoi ? « Sur une délégation de trente-six mannequins à défiler pour les USA, dix étaient noires ». L’objectif n’est pas de s’arrêter au constat ni de faire les comptes de ceux qui sont racistes ou pas, ou de lister les défauts de la France en valorisant un autre pays, non ! L’autrice, en vraie amatrice de mode, cherche à analyser les situations en profondeur. Ce succès américain en France s’explique selon elle ainsi : « En France l’image de la mannequin dans la mode est étroitement liée à la perception blanche et élitiste que la haute couture a d’elle-même » alors que « Côté américain, le choix des mannequins se base sur ce qu’elles dégagent à titre individuel – et non sur leur conformité avec un idéal préétabli ». Les conceptions s’opposent parce que les regards portés sur les corps divergent énormément : à une vision de la femme noire « exotique, sauvage, nature » quand c’est positif (« l’animalisation avec le terme gazelle, la pauvreté, l’hypersexualisation, la chosification », quand c’est plus négatif !) s’oppose une autre vision du corps noir qui dit d’abord ce qu’il est, avant d’être révélé au monde.
Corps noirs nous invite à aimer la mode, apprécier son pouvoir sur nos relations, nos regards et notre corps, sans violence mais avec lucidité. Il nous propose de voir la mode comme un lieu plein de potentiel :
« Donc c’est trop tard, les gars. On n’est pas des tokens. On n’est pas là pour remplir des quotas. On est là pour rester. On est là pour s’exprimer et raconter nos histoires, individuellement et collectivement. Ce pays, ce monde, est le nôtre, au même titre que les autres ».
1 En italique dans le livre. Citation de Léonie Anderson.
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.