C’est la rentrée, joie et bonheur, le moment idéal pour parler d’éducation et pour tout faire en retard à l’arrache parce que la charge mentale n’est-ce pas. Voici donc, collées l’une à l’autre un peu arbitrairement et pourtant pas tant que ça quand on y pense, deux chroniques, deux romans parus il y a quelques mois et qui méritent qu’on pose sur eux un regard féministe. Parce qu’ils évoquent la question de la maternité et de son refus, d’une part ; et de l’autre, parce qu’ils proposent des récits alternatifs sur l’apprentissage, hors des sentiers balisés de la « paideia » et de « l’initiation » de la littérature classique, justement.
Paideia, de Claire Garand, twiste les tropes des contes de la conquête spatiale. Pas de fervents explorateurs à la détermination inébranlable, venus s’accaparer les plus distantes étoiles. Mais dix petites filles en orbite autour de la Lune, chacune confinée dans sa station spatiale, qui ne se retrouvent que dans les classes virtuelles qui les préparent à leur prochaine mission : refonder la civilisation humaine dont les derniers restes ont fui une Terre dévastée. Elles sont toutes petites, dépendantes du couple parental qui les a accompagnées, méchantes et moqueuses entre elles comme des gamines de cour de récré, et pourtant déjà très grandes, avec des performances intellectuelles hors-normes, des corps déjà matures, aux hanches larges. La narratrice, elle, sait qu’elle n’est qu’un second choix de dernière minute : les autres ont été sélectionnées pour leur QI exceptionnel, alors qu’elle n’est qu’une surdouée médiocre, et ses camarades le lui font bien sentir. Comment impressionner cette ribambelle de pestes sarcastiques ? En déterrant des secrets capables de retenir leur attention, de susciter leur admiration. Et c’est ainsi que l’héroïne découvre la vraie nature de leur mission : sauver l’humanité, soit, mais pas en partant à la conquête de Mars et des lointains espaces – en devenant les mères incubatrices d’une nouvelle génération. Or, ce destin qui pendant quelques instants lui fait miroiter un statut prestigieux (mère de l’humanité, ça a de la gueule), elle se rend bien vite compte que contrairement à ses comparses, elle n’en veut à aucun prix. Elle veut ce qui lui a été raconté, elle. Elle veut conquérir l’espace, utiliser son intelligence pour construire et pour explorer, pas s’encombrer d’embryons.
L’Initiation, d’Octavia Butler, est le second tome de sa trilogie Xenogenesis, dont j’avais eu l’occasion de chroniquer L’Aube il y a quelques mois. Il est toujours difficile d’évoquer une suite à des lectrices qui n’auraient pas encore lu le premier tome, mais disons ceci du moins : si le premier se focalisait sur Lilith, première humaine réveillée par des extra-terrestres qui retenaient captifs les derniers humains et entendaient coopérer avec elle – mais à leurs conditions – pour rendre envisageable le retour de l’espèce sur une Terre en friche, L’Initiation se déroule à la génération qui suit. Lilith est devenue mère, maintes fois, et les humains se sont divisés entre ceux qui, comme elle, ont accepté l’avènement d’une espèce hybride et les autres, ses anciens compagnons, qui ont refusé l’ingérence alien dans l’espèce et constituent des poches de résistance. Si Lilith apparaît au début et à la fin du roman, celui-ci se centre sur son fils, Akin, tiraillé par sa double ascendance humaine et oankali. A mesure qu’il grandit, bien plus vite que les humains, comme un bébé dépendant mais déjà intelligent et sensible, il se cherche une place comme tous ceux qu’écartèle l’appartenance à deux communautés irréconciliables ; il est de l’une et de l’autre et d’aucune des deux, tout en même temps. Il porte des espoirs de rapprochement, peut-être, mais aussi des fragilités et des doutes.
Les hasards, en matière romanesque, font bien les choses, et me voilà avec deux protagonistes un peu semblables, ces enfants qui n’en sont pas, qui échappent aux règles de l’ignorance première mais qui conservent l’innocence – pour mieux la voir secouée par les circonstances. Des êtres solitaires, qui ne peuvent se satisfaire des destins qui devraient être les leurs, qui fuient et qui sont rejetés. Or la SF nous a donné de tels récits, mais pour mieux donner la victoire à des héros masculins dont l’isolement initial n’était qu’un prétexte pour rendre plus éclatant leur triomphe. Rien de tel ici, où les personnages demeurent profondément, ontologiquement, douloureusement marginaux, alors qu’ils expriment encore et encore le désir d’appartenir. S’ils finissent par tracer leur route en-dehors des lignes, c’est parce qu’ils n’ont aucune autre possibilité d’existence authentique – et encore l’espoir qu’ils puissent réellement s’affranchir demeure-t-il, à la fin, encore bien illusoire et incertain.
Pourquoi les rapprocher au nom d’une lecture féministe ? Parce qu’ils parlent de maternité, d’abord, en questionnant ce sympathique fantasme masculin des femmes vouées à repeupler l’apocalypse ou les îles désertes, et auxquelles on ne demande jamais leur avis. Lilith est de celles qui acceptent, mais dans la plénitude du rôle, avec l’intention non pas de simplement porter et mettre au monde, mais de transmettre et de créer. L’héroïne de Paideia est de celles qui refusent, qui préfèrent filer à travers l’univers obscur que de se voir imposer un tel destin – le non-désir d’enfant peut être aussi intense et puissant que son désir. Ensuite, parce qu’ils parlent d’éducation, et que, sans enfermer les femmes dans un rôle de care et d’instruction, il me semble qu’il s’agit d’un enjeu féministe particulièrement aiguisé en SF. Beaucoup de grandes anticipations féministes, depuis Herland de Charlotte Perkins Gilman en 1915, mettent la question éducative au cœur de tout le projet utopique, réaffirmant encore et encore combien les bébés et les petits enfants sont dignes de respect, de soin, d’attention. Ici, les bébés en question voient leur trajectoire plus malmenée ; mais dans la cruauté ordinaire du rejet par les pairs ou des exigences excessives s’inscrit, en négatif, la certitude que l’apprentissage devrait se faire dans l’amour et l’acceptation, et que la violence infligée ne grandit personne, jamais.
Des pensées à toutes celles qui « rentrent » cette semaine, qui accompagnent d’autres rentrées, ou qui ne rentrent plus !
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.