En 2017, 21 ans après sa parution outre Atlantique, Gallmeister publiait en version française l’inoubliable Dans la forêt qui mettait en scène deux sœurs éprouvées par une fin du monde imminente face à l’effrayante immensité de la nature. En 2021, ce sont les éditions Phébus qui nous offrent la publication du deuxième roman de l’autrice, en version française, Apaiser nos Tempêtes, publié en 2004 aux États-Unis. La plume rare, délicate et poétique de Jean Hegland combinée aux destins croisés, malmenés, fatalement réalistes d’Anna et de Cerise dans les affres de la maternité donnent un roman riche en enseignements, réflexion et émotions.
Entre la publication américaine en 2004 et celle française en 2021, le récit n’en reste pas moins très contemporain. Même si l’histoire se passe au début des années 2000 aux États-Unis, ce qu’évoque l’autrice dans sa préface demeure d’actualité : « c’est encore sur les mères que la charge des enfants pèse le plus lourd – les solutions de garde demeurent précaires […] le droit d’une femme à choisir si elle souhaite être mère est toujours remis en question ». Elle va même plus loin en guise d’avertissement et de ton donnés au roman :
« Il existe peu d’expériences physiques plus intenses, plus intimes et révélatrices que sont l’acte sexuel, la mort et l’accouchement. Et si la fiction offre un nombre incalculable de scènes de sexe ou de trépas, je n’en ai pas trouvé beaucoup qui rendent compte de la souffrance, de la passion et des défis bouleversants d’une naissance. »
Lecteur.trice, te voilà prévenu.e !
Dans ce roman initiatique, on suit le cheminement de deux américaines issues de milieux distincts qui vont faire face à la maternité dans des circonstances radicalement différentes. Anna, la photographe Wasp de Washington, après un avortement choisi, donnera naissance à Lucy puis Ellen, deux filles plutôt désirées, joliment couvées et aimées dans les circonstances d’une famille classique et d’un couple hétéro avec ses hauts et ses bas. Cerise, la californienne, accouchera seule, mal engrossée, encore ado, rejetée par ses parents middle class, de Mélody puis de Travis, avant de partir sur les routes dans une sorte de fuite en avant de sa vie devenue insipide.
« Mais mourir paraissait terriblement facile, limpide et évident, comparé à ce qu’on exigeait chaque jour d’une femme ordinaire »
À travers ces deux existences ordinaires que l’on suit sur une douzaine d’années , Jean Hegland dresse le portrait de deux femmes persévérantes, inlassablement battantes, dans leur quotidien occidental, relayant parfois des vérités qui dérangent : le désamour, la fatigue, les choix inévitables, l’aliénation de la raison.
« J’espérais pouvoir parler de mes personnages sans le sentimentalisme ni le cynisme qui me semblaient caractériser la majorité des récits de maternité dans notre culture. (…) Je n’ai pas compris la radicalité de cette ambition avant qu’une première maison d’édition n’annule mon contrat, au motif qu’en général « les mères n’éprouvent pas autant d’ambivalence qu’Anna et Cerise vis-à-vis de leurs enfants ».
Jean Hegland met le doigt sur le dicible et ce qu’il faut cacher, pour mieux l’exhiber, entre pudeur, insolence et poésie.
En choisissant de rendre visible la vie d’une frange privilégiée de l’humanité faite mère, Jean Hegland se place en porte-parole compatissante, impliquée et jamais moralisatrice. Si on peut s’étonner du fait que peu d’hommes n’apparaissent dans Apaiser nos Tempêtes, il n’y a aucun manichéisme pour autant, juste une réalité criante de ce que signifie, encore une fois, de nos jours, être parent… et être mère. « Pour autant tout n’est pas sombre, l’amour, le courage et la dévotion des parents ne faiblissent pas ». Et heureusement ! Mais elle rappelle aussi la solitude, la frustration, le dénuement, la sensation de vide.
« On est toutes tellement seules, dans notre rôle de mère. On peut parler école, échanger les petites choses craquantes qu’ils disent. On peut se plaindre qu’ils nous en font voir. Mais on ne peut pas parler de l’amour terrifiant qu’on leur porte, ni avouer qu’on s’effraie nous-mêmes, en essayant de s’occuper d’eux sans perdre la boule. »
Emprisonner la lumière et capter l’impalpable
Au-delà de cette thématique un poil lourde, il est indéniable que la lumière est omniprésente dans le roman, et en filigrane son corollaire la noirceur et ce que les ombres révèlent. Le livre s’ouvre sur la description d’une photographie détaillée, faisant la part belle aux éclairages. Plus tard, la grand-mère d’Anna, dans une scène charnière sonorisée par les tintements des couvercles de confiture se déformant sous l’effet de la chaleur, évoque de manière très prude et poétique sa vision de la chose :
« Il m’est venu un jour à l’esprit que tout ce que je faisais , avec ces conserves, c’était de préserver la lumière – la lumière du soleil (…), celle dont les fruits et les légumes regorgent -, c’était la lumière que je mettais en bocal, et je la préservais dans la cave pour le moment où on en aurait besoin, au milieu de l’hiver »
Anna est photographe et son regard sur les gens, son environnement, la matière, est empreint de ce talent. Elle va d’ailleurs nommer son ainée Lucy, prénom à haute charge familiale mais symbole aussi de l’éclairante mission qui lui est confiée. La reconquête du métier d’Anna, qu’elle aura délaissé au fil de ses grossesses, jalonne tout le livre. Finalement, lorsque surgissent des arbres couverts de mille fleurs splendides, témoins de la vie fertilisant du bois mort, dans un verger abandonné, Anna retrouve les sens et son appétit mordant perdu. « Hébétée de joie (…) elle éprouva une gratitude intense et sauvage pour ce qu’était sa vie ». L’aboutissement est criant tant on semble assister Anna dans la renaissance de son art et au-delà, dans le retour de la féminité jaillissante après la maternité subordonnante.
« Vint le moment où la lumière sembla d’une densité parfaite, les ombres aussi riches qu’elles pouvaient possiblement l’être. Appuyant sur le déclencheur, elle entendit le petit clic de l’obturateur en train de s’ouvrir, sentit son amour pour le monde déborder de nouveau, et se demanda, émerveillée : Mais où étais je passée ? »
Le roman prend un tournant lorsque Cerise, ébranlée par une catastrophe survenant au cours d’un incendie chemine, à peine lestée de ses possessions rachitiques, avec détermination sans regarder en arrière. Elle s’épuise dans une marche cathartique qui ne fait sens que pour elle, pour oublier ce qui ne peut pas l’être et forcer la résilience. De centre d’hébergement d’urgence en programme d’aide aux femmes sans abri, de rencontres en coups de pouce, surviendra dans une scène d’une beauté à couper le souffle – une ronde d’enfants se peignant les cheveux – la renaissance de l’espoir, la lueur, l’étincelle.
À travers l’endurance, la persévérance, et le courage forcené, Jean Hegland dépeint ce qu’être mère et être femme peuvent signifier dans un monde individualiste où la sororité émerge en valeur phare et essentielle.
Elle signe avec Apaiser nos Tempêtes un indispensable roman bouleversant sur la maternité et ses implications, sur ce qu’être mère prend comme valeur dans l’adversité. Rendons grâce au passage pour le formidable talent de la traductrice Nathalie Bru.
Et si , pour Jean Hegland, « Les combats et les triomphes de ces femmes continuent à éclairer les miens » , gageons que cette lecture restera longtemps ancrée dans le cœur de chacun.e de ses lecteur.trices.
Entourée de sœurs, tantes, nièces, au cœur d’un gynécée familial, observant la nature depuis toujours et œuvrant dans le domaine agricole depuis 15 ans, Clémence a eu maintes fois l’occasion de se dire que la figure féminine, animale ou humaine était plus souvent exploitée que dirigeante. Malgré tout, en noyant son bonheur dans le thé et le vin de noix, elle s’accroche au fait qu’à chaque instant, dans chaque situation, l’éveil des consciences reste possible, et expérimente chaque jour qu’il n’y a de plus belle valeur que la sororité.