1924 à Douarnenez, Bretagne. Dans les vingt et une usines disséminées dans la ville s’affairent les sardinières, aussi nommées Penn sardin, jusqu’à dix-huit heures par jour pour quatre-vingts centimes de l’heure : elles sont les ouvrières les moins bien payées de France. La tâche est rude, les hommes vident leurs paniers de sardines sur des tables inclinées, les ouvrières prennent le relais : saupoudrer ces poissons fragiles de gros sel, arracher la tête et les viscères, laver à grande eau, rouler chaque pièce dans la saumure, rincer, sécher, frire et emboîter. Tout un savoir-faire qui réclame rapidité et dextérité, il faut faire fi de l’odeur et de la fatigue qui fait littéralement tomber de sommeil un grand nombre d’entre elles.
Pendant ce temps-là, les industriels se gavent en commercialisant dans le monde entier les petites boîtes qui contiennent l’or bleu.
Puis vient le jour où c’en est trop, où le mépris et la misère dans lesquels sont maintenues les sardinières réveillent leur colère, il est temps de revendiquer pour des conditions de travail décentes. Le 21 novembre 1924 à l’usine Carnaud : le contremaître refuse de recevoir les sardinières venues parler de « leur paye et de ce trop-plein d’heures à travailler d’affilée qui les use.(…) C’est l’offense de trop. » Les ouvrières filent voir le maire communiste, Le Flanchec, allié de taille, désignent à la hâte un comité charger de parlementer, ambitionnent de rencontrer le directeur et de ne plus se contenter du contremaître comme elles se contentent déjà de la « poussière de gâteau » et du poisson-pomme de terre quotidien. L’idée de la grève se répand, le dimanche elles défilent dans la ville, et le mardi toutes les usines débrayent (trois mille grévistes tout de même… en cinq jours de mobilisation – et sans réseaux sociaux –).
Voilà comment Anne Crignon, journaliste originaire de Concarneau, nous fait le récit trépidant, sous forme d’enquête à travers les archives et les témoignages, de cette grève victorieuse (et oui, attention spoiler : à la fin, elles gagnent !). Les éditions militantes Libertalia nous gratifient à nouveau d’un ouvrage nécessaire et passionnant, agrémenté d’un cahier photo en couleur, tout en parvenant à garantir un prix peu élevé par souci d’accessibilité. Le récit est soigneusement documenté et se tient au plus près des témoignages retranscrits en italiques1, cependant, l’autrice prend ses précautions et ne se revendique pas historienne :
« Il se trouvera sans doute un historien pour pointer ici ou là dans ce récit une lacune ou trop de sympathie pour l’outrance, et il aura raison. C’est avec cette part de subjectivité revendiquée mais soucieuse de ne pas offenser la rigueur que j’attrape l’aiguille filante du temps pour la poser sur le mercredi 19 novembre 1924. »
C’est donc en littéraire engagée et en poétesse rigoureuse qu’Anne Crignon arpente les ruelles de Douarnenez accompagnée de sa petite chienne, qu’elle découvre au détour d’une brocante de Quimper une photographie à l’origine de son projet. Ainsi apparaissent en noir et blanc deux ou trois cents Penn sardin regroupées sur le port. Graves et nobles, elles semblent surgir du passé pour sommer l’autrice de ne pas les laisser sombrer dans l’oubli. Il allait donc falloir les raconter :
« Et cet après-midi-là dans la brocante, un siècle après la bataille, les Penn Sardin surgissaient sur une mauvaise reproduction que le marchand me céda pour quelques pièces. Ces sardinières d’usine, je les disais depuis longtemps mes sœurs ; à vingt ans par romantisme, à quarante par engagement, mais sans bien connaître, au fond, l’histoire de cette épopée sociale et victorieuse – car elles avaient gagné. Je m’étais contentée jusqu’ici d’une légende, embarrassée tout de même quand la Penn sardin passait dans les conversations sur le mode pittoresque, comme un ornement local entre le pull Armor Lux et le bol à prénom des faïenceries Henriot. »
Mission accomplie : Anne Crignon, dans la lignée des femmes historiennes et journalistes qui l’ont précédée, rend à son tour justice aux sardinières et à leur lutte à travers une narration tendue, des personnages croqués avec talent, des coups de théâtre et des rebondissements ; elle respecte la chronologie mais ne recule pas devant les digressions insérées à bon escient. Anne Crignon maîtrise l’art du récit et au fil des pages, on tremble, on espère, on vibre avec les sardinières, on condamne les méchants décidément irrécupérables, on se réjouit de la victoire finale. Elle accompagne ces misérables du siècle passé sans jamais les réduire à un regard misérabiliste.
Une grève de femmes et non une grève féministe ?
Pas si sûre. Certes, les revendications des Penn sardin n’ont pas pour objet l’égalité salariale, rien sur les droits reproductifs et on est encore loin de dénoncer la charge mentale ou le male gaze.
Cependant, l’intéressant concept de « matriarcat maritime » est évoqué concernant ces femmes habituées à mener leur bar(a)que en solitaire pendant que les hommes sont en mer. Quand à eux, les maris font confiance à celles qui assurent leurs arrières, partagent leurs revendications légitimes, les soutiennent dans cette grève qui garantira à tous un semblant de vie meilleure.
Ainsi le projet d’Anne Crignon s’inscrit sans tortiller dans une perspective féministe contemporaine : donner voix et corps en visibilisant celles qui risquent de sombrer dans l’oubli – ou de finir reléguées en folklore sympathique, version lutte des classes du kouign amann –. Garder la mémoire des luttes de femmes, et en particulier d’une lutte victorieuse, pour contrer les récits apocalyptiques du capitalisme qui nous font croire qu’aucun autre monde n’est possible, jamais. La dimension féministe du projet d’Anne Crignon repose aussi sur le désir de rendre justice en nous donnant accès à la parole de ces femmes qui ont refusé l’appropriation de la grève par les hommes. En effet, le bruit avait couru que les femmes avaient attendu le dimanche 23 novembre pour débrayer, jour de retour des maris partis en mer, afin d’attendre leur permission. Mais l’une des femmes interrogées remet l’église au milieu du village :
« Le dimanche ? C’était dehors et près des halles que ça se décidait. Alors on n’aurait pas fait grève si on avait attendu le dimanche. C’est sérieux les livres, pourquoi faire des mensonges ? »
Une galerie de portraits naturalistes : aller creuser là où Zola a échoué
Zola en 1883, se rendit au fond du Finistère, sans doute pour y trouver la matière d’un livre… mais il n’aima pas ce coin « d’une sauvagerie inquiétante » et s’en alla, ne gardant de son séjour qu’un personnage de Germinal originaire de Plogoff. Anne Crignon ne renonce pas quant à elle, et une grande réussite de cet ouvrage réside dans la qualité de l’écriture, qui s’inscrit dans la tradition naturaliste revisitée. Les scènes de la vie ordinaire, la description des intérieurs, des conditions de travail dans les usines, des rues de la ville, font revivre une époque et donnent corps aux sardinières, nos aînées disparues. D’autres personnages ayant joué leur partition dans cette grève apparaissent au fil des pages, et tous pourraient tenir leur rang dans un volume des Rougon-Macquart. On croise ainsi Léon Béziers, à la tête de onze usines, « roi de la conserve », premier employeur de sardinières de Douarnenez et incarnation de « l’intransigeance patronale » ; mais aussi les autres industriels dont le « cœur est une chambre froide. » Il y a un des premiers rôles de cette grève, Daniel Le Flanchec, flamboyant maire communiste de la ville et « orateur né au point qu’on mettrait sa main au feu qu’il a fait un discours le 2 juillet 1881, sitôt sorti du ventre de sa mère ». Il y a le jeune Charles Tillon, qui connaîtra un destin héroïque, débarqué à Douarnenez pour soutenir la grève avec sa lourde sacoche et son regard « déstabilisant du fait d’une loucherie importante ». Il y a l’institutrice Lucie Colliard avec « son sempiternel manteau à épaulettes qu’on dirait cousu pour un militaire », qui vient exhorter les femmes à tenir bon et qui rendra compte de ses entretiens avec les sardinières dans Une belle grève de femmes, en 1925, dont le titre du présent ouvrage est un hommage – ou un femmage, devrais-je dire –. Et puis il y a les sardinières elles-mêmes, qui bien souvent n’ont pas de nom hormis Joséphine Pencalet, « cette grande fille brandissant le drapeau rouge avec une énergie et une détermination peu communes », restée à la postérité pour avoir été la première femme élue conseillère municipale alors même que les femmes n’avaient pas le droit de vote.
C’est tout un monde qui revit sous la plume d’Anne Crignon.
La lutte en chansons
Tout au long de cette grève qui dura plus de six semaines, les sardinières ne cessèrent de manifester, de battre le pavé au son de leurs sabots, et de chanter. Une lutte qui s’exprime aussi dans les chansons, belle manifestation de joie collective, qui nous rappelle que les mobilisations les plus dures et les plus désespérées peuvent être victorieuses – et ce n’est pas du luxe par les temps qui courent. L’Internationale d’abord, qui résonna dès le premier jour, mais aussi le slogan Pemp real a vo (« Nous voulons vingt-cinq sous et nous les aurons »), chanté sur l’air des lampions et devenu hymne de la grève. C’est aussi, avant même que n’éclate la grève, Saluez riches heureux, qu’il est interdit d’entonner sous peine de renvoi dans certaines usines :
« L’hiver 1924, les chorales sont dans tout Douarnenez un exutoire à la rancune qui grandit envers ces industriels qu’un cocher dépose dans les cours des usines (…) sans un regard pour celles qui font leur fortune. Ils ne sentent pas monter la colère. Pourtant Saluez riches heureux les accuse. Sans doute sont-ils induits en erreur par la mélodie. Riches heureux, c’est la subversion sous de faux airs de cantique. »
Mais les chants des sardinières, tout comme leur héritage de lutte, ne s’arrêtent pas à la grève de 1924. Dans les années 2000, l’accordéoniste Claude Michel rendit visite à des lycéens de Douarnenez et composa une chanson, comme un passage de flambeau, en souvenir de ces glorieuses ancêtres. Elle fait désormais partie du répertoire des chants de lutte sous le titre Penn Sardin, tout récemment repris par la chorale féministe Nos Lèvres révoltées. La boucle (militante) est bouclée, et continuera de résonner sur les pavés de Bretagne et d’ailleurs… Écoutez plutôt :
Je me souviens d’un ouvrage qui ornait la bibliothèque de mon enfance : Alain Decaux raconte l’histoire de France aux enfants. Couverture grise, homme portant cravate et et lunettes en guise de certificat de sérieux, doigt pointé doctement face à deux enfants blonds recevant sagement le roman national, un petit garçon vaguement déguisé en mousquetaire et une petite fille vaguement déguisée en rien…Visiblement, le gars ne m’a pas convaincue puisque j’ai délaissé l’histoire pour la littérature. Une histoire de France racontée par Anne Crignon me paraîtrait un ouvrage bien plus pertinent à laisser traîner dans les bibliothèques familiales.
Les Missives présentent le livre Une belle grève de femmes accompagnées de la chorale Nos Lèvres révoltées à 18h dimanche 28 mai au festival des Murs à Pêches, parcelle 77 : à ne pas manquer !
1Témoignages recueillis par Anne-Denes MARTIN dans Les ouvrières de la mer. Histoire des sardinières du littoral breton, L’Harmattan, 1994.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.