C’est de la fantasy, d’accord. Mais attends un peu avant de danser pour les fées. Parce que tu le connais très bien, l’univers dans lequel le roman commence. Trop bien. Tu ne connais que ça. Il y a d’emblée une aura de mystère, les fées, les légendes, les danses magiques et les ombres cachées, d’accord, mais au centre, il y a un noyau que tu n’as croisé que trop souvent. Un cœur noir et dense.
Celui de la haine des femmes.
Sans doute, les hommes de la famille Délusi disent fées, mais c’est pour rajouter dans un même souffle : « toutes des salopes ». Leur héritage familial, c’est la violence misogyne.
Marco Délusi, le protagoniste, vit seul, maintenant, mais le domaine dans lequel il s’est isolé est encore imprégné de cette transmission masculine, de cette détestation des fées, qui remonte aux origines de la famille. Origines que les fans de folklore reconnaîtront rapidement, et que les autres verront peu à peu dévoilées : lui et les autres Délusi sont les descendants de Mélusine, après déformation progressive du patronyme nom « de Lusignan » (qui signifie apparentant à Mélusine). Les héritiers d’une malédiction, d’une trahison, d’un envoûtement.
Voilà dans quelle atmosphère s’ouvre Trois battements, un silence, le dernier roman d’Anne Fakhouri, dernier parce qu’elle est morte trop tôt ; à la fin de l’année dernière. La première fois qu’on croise Marco, c’est face à un flic qui enquête pour disparition, dans la tension poisseuse de ces lieux glauques du gothique rural, où se planquent des types badants qui cachent des choses plus badantes encore. Ce que cache Marco, c’est un passé dont on voit encore les hématomes – un père qui cogne, pétri de haine ; un oncle qui a veillé sur le jeune Marco, mais qui est mort ; un bébé qui braille dans la pièce à côté, qui n’est pas un vrai bébé mais un changelin monstrueux ; deux prénoms féminins, Tess et Hannah, surgis de son éducation dans le monde des fées, et qui semblent avoir toutes les raisons de venir lui sauter à la tronche. On entrevoit déjà, derrière la hargne sarcastique avec laquelle Marco envoie chier ce flic, derrière l’apparente paranoïa des installations derrière lesquelles il s’est barricadé, sa souffrance tiraillée entre deux mondes incompatibles, deux réalités au-dessus desquelles il tâche de garder l’équilibre, « jambes bien écartées, les couilles exposées aux coups », habitant de l’entre-deux et du crépuscule.
Marco n’est pas passé loin de devenir « un vrai Délusi, un qui pense que les femmes s’appellent des salopes et qu’à ce titre on peut leur faire n’importe quoi. » Mais si la haine des femmes est le terreau dans lequel il a été forcé de naître, le roman raconte une histoire merveilleuse : qu’on peut s’en déterrer. Comme on peut se délivrer des malédictions, en l’occurrence celle jetée par Mélusine sur les descendants de Raymondin de Lusignan. Mélusine, dans le folklore, on la connaît comme cette fée qui avait enjôlé le pauvre et crédule humain, lui interdisant l’accès à ses quartiers le samedi, jusqu’à ce que, jaloux, curieux, il transgresse le tabou et découvre l’apparence véritable de la femme qu’il aimait – buste féminin, queue de serpent – et qu’il la chasse. Mais peut-être que la légende telle que les hommes l’ont transmise ne reflète pas tout à fait la vérité.
Trois battements, un silence est un roman qui s’ouvre et se déplie. Qui explore les traumatismes du passé dans l’espoir qu’on peut conjurer les déterminismes haineux qu’ils nous promettent, qu’on peut briser le cycle des violences et des vengeances. A mesure que le passé se déchiffre, le monde – étroit, parano, cynique, désespéré – s’élargit et se repeuple. Trois battements, un silence est un roman musical, aussi, ou plutôt rythmique, comme l’indiquent tant son titre que la chanson de Springsteen qui lui a servi de titre de travail, Born to run. Une arythmie cardiaque qui bat en Marco depuis tout petit, une arythmie chorégraphique qu’il découvre en devenant danseur-guerrier pour les fées, où se cache une clef pour accéder aux strates de ce passé étouffé de ressentiment. Le passé de Marco, d’abord, évidemment, des horreurs misogynes commises par les hommes de sa famille à son adoption par le monde des fées – et à son retour sur le versant des humains, où rien ne s’est passé comme il aurait fallu. Le passé de ceux et celles qu’il y a rencontrées, de celle qu’il a aimée, Hannah, de l’enfant qu’il a conçu avec elle. Le passé de l’oncle Ray qui, par ses paroles et sa musique, l’a sauvé de la haine des fées et des femmes. Le passé de Mélusine et celui des Lusignan, de leurs familles respectives. Le passé d’entités plus sombres encore, qui rôdent au bord du crépuscule. Avec, au bout, l’espoir de lutter pour un futur. Trois battements, un silence est une réécriture non seulement de la légende de Mélusine, mais aussi du mythe d’Orphée, le nom que Marco donne à l’enfant enlevé par les fées lorsqu’il lui est rendu, et qu’il s’efforce de sauver, de garder, d’arracher à l’ombre, passant du road-trip improbable de papa improvisé à la descente onirique et souterraine.
C’est toujours difficile de chroniquer un livre dont les révélations successives constituent des points d’orgue, de peur d’en gâcher la découverte. Dans une interview lisible sur le site d’Argyll, Anne Fakhouri a déclaré qu’elle avait voulu écrire « un livre qui corresponde très exactement à [s]on chemin intérieur, une alternance d’épique, de poésie, d’humour et de contemplation », et raconter « la gratuité du voyage et la nécessité de la fuite d’une réalité où on organise tout, même les élans, même la beauté. » Je ne trouverai pas de plus belles formules pour vous en conseiller la lecture.
Mélanie se balade depuis pas mal d’années dans les mondes littéraires et ludiques de l’imaginaire, avec un peu de recherche universitaire sur les mythes, les âmes et les dragons, un peu d’écriture de nouvelles, et beaucoup de lecture. De temps en temps, elle en sort parce que les programmes de l’Éducation nationale exigent qu’on parle d’autre chose aux lycéen·nes. Elle est convaincue qu’il y a des milliers de trésors à partager en SF et en fantasy, et que le cocktail héros couillu, mentor barbu et récit convenu n’y est pas une fatalité.