Qui est Issa-Rae ?
Issa-Rae1 est une femme engagée, polyvalente, battante et déterminée. Elle est à la fois actrice, en jouant dans des films (The Hate U Give : la Haine qu’on donne et American Princess en 2018, Little en 2019, The Photograph en 2020), dans des œuvres cinématographiques et sérielles dont elle a été créatrice ou productrice (Little Horribles : La meilleure amie en 2013, The Lovebirds en 2020). Elle apparait dans divers clips dont Happy de Pharrell Williams et Nice for What de Drake. Elle a travaillé avec Columbia Pictures et a participé à la production de la chanson Kinda Love de TeaMArr. Elle a reçu de nombreuses récompenses. Mais c’est surtout avec Insecure, série comique de 5 saisons diffusée dès 2016, qu’elle connait la notoriété et qu’elle prolonge sa réflexion sur le parcours tâtonnant de la femme qui se construit et qui se cherche, réflexion amorcée dès Awkward Black Girl. D’ailleurs le livre présenté dans cette chronique fait largement écho à cette série. Tous ses projets ont pour but de remédier au problème de représentation des Afro-Américains, des Noir.e.s en général, sur les écrans.
« Tu te débrouilles ».
Quand nous lisons l’introduction des Mésaventures d’une meuf noire maladroite, Issa-Rae nous donne immédiatement le mode de lecture. « Tu te débrouilles ». Et elle a raison : au sein d’un même chapitre, elle nous expose une situation qui se déroule à Los Angeles, puis à la page suivante elle nous amène dans le Maryland, ensuite elle nous envoie au Sénégal avec elle, et pour finir à New-York ! Mais en réalité ce tourbillon géographique importe peu. Ce qui compte, c’est l’écriture : elle est fluide, claire, entraînante et passionnée. Le chapitre 4 « Leader lady » commence par une phrase toute simple « Il y a quelques mois, une strip-teaseuse handicapée m’a bloquée sur Twitter ». Quoi ! Voilà de quoi éveiller notre curiosité ! Et le chapitre continue naturellement sur la mise en contexte « la veille des Grammy, un peu pompette » sur le tweet à une prostituée qui va déclencher la situation. On lit parce que son écriture nous aimante.
L’écriture est au service d’un projet d’exposition des premières années de sa vie, du point de vue de l’adulte qu’elle est. En racontant tout simplement ce qu’est sa vie, elle procède à une déconstruction permanente et efficace des idées préconçues sur les Noir.e.s. En matière de danse « Quiconque me connaît personnellement, ou vaguement, sait que je ne sais pas danser », de musique « Bien que j’ai toujours été passionnée de R&B, je me bouchais le nez dès qu’il s’agissait de musique rap »», de la soi-disant unicité de l’identité noire « Beaucoup de noirs ont été tous ces types de noirs à un certain moment de leur vie » (quand elle fait la liste des différents types de noirs qu’elle a rencontrés), du soi-disant lien intrinsèque Noir.e.s/lutte « Je ne me souviens pas du jour exact où j’ai décidé que ma négritude ne ferait pas de moi une militante . Tout est flou et comme je suis assez certaine que les militants n’oublient jamais, et que j’oublie tout le temps des choses, je suppose que je n’étais pas destinée à en être une ». Tout y passe ! Par moments elle le fait sérieusement et parfois elle le fait avec humour « Je me suis accidentellement affichée après la mort de Tupac. Deux packs est mort ? ». Cette diversité de l’écriture vient du fait qu’elle parvienne avec aisance à mêler le regard de petite fille/adolescente qu’elle a été à celui de la femme adulte qu’elle est en écrivant ce livre.
Cette position lui permet d’avouer en toute sincérité avoir accusé sa mère du divorce de ses parents : « Mais je n’ai jamais pris le temps de considérer à quel point elle était profondément blessée. Dans ma tête, c’est elle qui avait fait le choix de rompre : elle se sentait mal à cause de ça, normal. Je n’étais pas l’épaule sur laquelle elle pouvait pleurer et aujourd’hui, avec du recul, j’ai des regrets quand j’y repense ». C’est là probablement une réaction de nombreuses adolescentes, dont l’éducation est conditionnée indépendamment de leur volonté par la société patriarcale. Mais dans la même phrase, à la fin, comme on peut le voir, c’est la femme mûre qui parle. On comprend alors qu’aucun sujet n’est tabou et que l’écriture communique l’aveu voire l’accouchement du sentiment le plus personnel et intime.
Don’t touch my hair !
Tous les chapitres sont construits autour d’un thème précis… et ils sont variés ! Sa relation avec son poids, ses cheveux, les autres Noir.e.s, ses origines africaines, ses collègues, les démonstrations affectives publiques, son expérience sentimentale d’abord avec les garçons puis avec les hommes. Celui qui est consacré à son parcours capillaire, par exemple, fait non seulement la liste de tout ce qu’elle a essayé (permanente, tissages, coiffures pour cheveux naturels) mais aussi des attaques moqueuses dont elle a été victime, adolescente :
Elles jubilaient quand elle se moquaient de moi. A leurs yeux, j’étais une cible facile parce que je portais un afro « Faites attention à Issa, elle va probablement sortir quelque chose de son afro et te l’envoyer en pleine face ».
Mais l’autrice a toujours la parole pleine d’humour pour alléger la souffrance véhiculée par certaines situations, notamment quand elle compare ses cheveux à ceux des filles juives : « on a l’impression que Moïse arrivait et séparait leurs cheveux miraculeusement pour y passer le peigne ». Elle ne se permet aucune langue de bois et révèle ce qui est caché mais qui selon elle est bien présent :« La hiérarchie capillaire te classe selon la longueur et la texture de tes cheveux. Plus tes cheveux sont longs, soyeux, et de type Européen, plus tu es haut.e dans le classement » et aussi des erreurs qu’elle a pu commettre « Non seulement mes cheveux étaient de plus en plus clairsemés à causes des tresses obligatoires sous le tissage, mais j’avais aussi neuf textures différentes sur le crâne, au même moment – des coins bouclés, des coins secs, des coins lisses, des coins fins, des coins longs, d’autres courts ». Et là encore l’humour revient « Mes cheveux me faisaient une crise identitaire ! ». Ce qui est sûr c’est que, comme tous les autres, ce chapitre se termine par une leçon explicite qu’elle tire de ses expériences : elle a compris qu’elle donnait trop d’importance à ses cheveux et que cela l’empêchait d’avoir confiance en elle. Elle conclut avec un constat contemporain à l’écriture de son livre « Aujourd’hui mes cheveux sont mes meilleurs amis. On a créé une nouvelle relation et un respect mutuel pour chacun » qui montre l’évolution du regard porté sur soi et surtout l’apaisement de la blessure de l’adolescente qu’elle a été « Mon moi en sixième aurait été ravie de savoir que, contrairement à ce que pensaient les collégiens, il (son copain actuel) m’aime comme je suis ».
Invisibilité des Noir.e.s sur les écrans
En tant qu’autrice et productrice, Issa-Rae fait une comparaison entre l’audiovisuel des années 90 qui ont « vraiment produit beaucoup d’images de personnes de couleur et ne parlons même pas des options de films qu’on avait. C’était stimulant. On pouvait s’identifier aux personnages. L’audience s’intéressait à ce qu’on avait à dire et les studios reconnaissaient notre valeur, au moins au niveau des retombées grâce à la publicité » et les années 2000, moment où elle avait pris « l’habitude de nous voir à l’écran à de rares occasions ». Avec beaucoup de lyrisme, elle avoue à quel point ce changement a affecté sa motivation, l’écriture de script et le regard qu’elle portait sur elle-même. Ce qui est frappant, c’est la raison qu’elle donne de ce changement :
« Nous sommes invisibles à leurs yeux. On n’est simplement pas sur leurs radars. Et tant que les personnes aux commandes restent les mêmes, ça ne changera pas ».
Mais elle parvient toujours à garder une vision optimiste des choses « Si YouTube n’existait pas, j’aurais été extrêmement pessimiste mais je ne le suis plus. YouTube a révolutionné la création de contenu ».
Issa-Rae et Insecure : l’humour en série
L’humour de l’autrice s’appuie sur une connivence avec son lectorat. Quand elle doit prendre des cours de piano avec Mme Harvey qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer, elle s’adresse directement à nous ainsi « Savez-vous ce que cela signifie ? ». En tant que lectrice, j’ai imaginé un tas de réponse en ce laps de secondes qui, au sein de ma lecture silencieuse, sépare l’intonation descendante de la question à l’intonation montante du début de la phrase suivante, mais je n’ai pas eu la bonne réponse ; celle-ci est encore plus drôle que celles auxquelles j’ai pensé « Cela veut dire que j’ai joué les deux mêmes chansons de Chopin pendant deux ans ». Je ne vous cache pas que ça a été la crise de rire !!! A ce moment-là, j’ai reconnu l’humour de l’actrice d’Insecure : elle vit une situation qui la dérange, elle se la commente à elle-même et nous la communique dans un style d’oralité : « A quatorze ans, avais-je l’air de quelqu’un qui faisait les pieds des hommes ? Pourquoi n’ai-je pas pu être une de ces filles latines rustres avec qui j’allais au lycée, qui manquaient constamment de respect aux figures d’autorité sans aucun remords ? (« Je ne suce pas de bite ! N%@#& tes orteils !) ». Entre ces parenthèses, on croirait entendre Issa, qui chante devant son miroir dans Insecure, à cause des mots qui viennent du cœur, la vivacité des questions et la rébellion que traduisent les paroles sans qu’elle franchisse le pas. Ces signes de ponctuation apparaissent d’ailleurs à un autre moment, quand elle parle des disquettes, l’ancêtre de la clé USB :« Déjà, les disquettes – pas étonnant que ça s’appelle disquettes, p%4@#S d’années 90 – étaient en voie d’extinction, et à juste titre. Tu pouvais perdre tous tes fichiers en un claquement de doigts avec ces trucs ». Dans ces paroles, non seulement on voit la connivence avec le lectorat mais également l’énervement qui traduit le vécu.
Une construction sexuelle révélée
Cette connivence peut prendre des allures de confidences. En effet, l’autrice nous relate en détails l’un des événements charnières que vit toute femme : l’arrivée des premières règles. Le cadre spatio-temporel est installé « Un jour, durant le printemps, je me suis rendue au cours d’anglais de Mme Franck, muette comme rarement auparavant » ainsi que, chose importante, les sensations corporelles qui précèdent la découverte « Mais ce jour-là, malade et pleine de douleur, je ne me sentais pas bien. C’était comme si les papillons que j’avais dans le ventre étaient devenus des mites, aux antennes aussi aiguisées que des rasoirs qui perçaient mes côtes et mon abdomen. Je me sentais nauséeuse et étourdie ». S’ensuivent le questionnement et l’incompréhension au moment T « Qu’est-ce qui m’arrivait ? Je n’avais même pas réellement fait l’amour ! » et la réaction postérieure « « Beurk, mon vagin saigne ». Elle confesse son rejet du changement « Bien sûr que je voulais grandir, mais je ne savais pas si je voulais être « grande » tout de suite. Je ne voulais pas devenir une femme, parce que ça voulait dire que j’allais avoir des responsabilités et que je devrais répondre à mes attentes. J’étais vraiment trop paresseuse pour tout ça ». Elle évoque cette faute dont elle pensait être responsable « Je me suis demandé si j’allais me faire gronder pour ma précocité ». Cet épisode intime est touchant, émouvant et rassurant à bien des égards « Ma mère m’a soulagée avec une simple déclaration qui changeait tout pour moi ».
Mais son rapport à la sexualité ne s’arrête pas ici. Elle mentionne avec beaucoup de clarté ses diverses expériences amoureuses, en listant ses copains : George, Taz, Oladife, Martin, Louis. Chaque histoire fait l’objet d’un apprentissage dont elle nous fait part. Elle peut porter un jugement de valeur sur le métier de l’un « Pourquoi quelqu’un, qui a le choix, se soumettrait à ça volontairement ? » (en parlant du métier de militaire), elle peut montrer la conséquence du timing sur une relation « Si je l’avais rencontré pendant mes années lycées, j’aurais soit succombé à son côté agressif ou je me serais mise à l’abri, décidant que je ne suis pas au niveau. Cependant, il m’a rencontrée à un moment où je sentais ma confiance augmenter ». Elle peut montrer que l’amour sincère de l’autre ne suffit pas « Oladife m’a fait réaliser à quel point je déteste les sentiments excessifs surtout s’ils proviennent de la mauvaise personne ». Elle peut avouer être simplement sensible au style de l’autre « Dès qu’il a dévoilé son nouveau look, un dégradé fraîchement coupé et soigneusement taillé, j’étais amoureuse. Étais-je superficielle ? Je crois que oui ». Elle peut également avouer son infidélité et l’incertitude de sa relation « La veille du retour de Martin, nous (Louis et elle) avons eu le pire des rapports sexuels », « Je ne sais pas si Louis et moi serons ensemble pour toujours, mais je sais que je l’aime sincèrement ». Ce qui est intéressant c’est l’évolution d’Issa-Rae qui n’est ni dans l’imitation ou une duplication familiale ni dans le déni : elle devient ce qu’elle veut « Avec lui, je suis enfin arrivée à la conclusion que la relation de mes parents n’est pas un patron que je dois respecter. Disons que j’ai brisé mes chaînes ». N’oublions pas que l’humour est encore là ! Odalife, par pur romantisme, lui téléphone afin qu’ils regardent tous les deux la lune en même temps mais l’objectif n’est pas atteint parce que la jeune étudiante Issa Rae n’est pas dans la même dynamique « J’ai senti mon vagin se dessécher et se ratatiner, comme un raisin sec au soleil ».
Vous l’aurez compris, Les Mésaventures d’une meuf noire maladroite est un livre qu’il faut lire. Sa parution en 2021 le rend parfaitement actuel. On y découvre une femme maladroite ? Non une femme parmi tant d’autres. On y découvre des mésaventures ? Non, juste les étapes d’une féminité qui a pris naissance dans les années 80. Mais surtout on y découvre une Issa-Rae comme on l’aime : douce, vraie, plurielle et attachante !
1 Nous optons pour le choix de l’orthographe d’Issa-Rae avec trait d’union, conformément à l’usage qu’en fait le livre, bien qu’il soit écrit sans le trait d’union sur les autres supports (internet, générique, etc.).
Passionnée de lecture depuis petite, Magaly Jouhateau-Mauriello voit en la littérature la meilleure façon de découvrir l’âme humaine, avec ce qu’elle a de beau mais aussi de plus obscur. Ce domaine, selon elle, est le meilleur moyen de redonner une voix à celles et ceux que l’on a voulu depuis trop longtemps considérer comme muet.te.s.