Autrices, ces grandes effacées qui ont fait la littérature, tome 1 du Moyen Âge au XVIIè siècle, textes choisis et présentés par Daphné Ticrizenis
Annie Ernaux vient de recevoir le prix Nobel de littérature. Gloire, reconnaissance, consécration, certes. Mais détrompez-vous : Annie Ernaux n’est pas à l’abri, dans vingt, cinquante ou cent ans, de tomber dans les oubliettes de l’histoire littéraire pour y rejoindre les Pernette du Guillet, Hélisenne de Crenne, Marie-Catherine d’Aulnoy et autres Madame de Villedieu, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler et qui ont pourtant été lues, éditées, reconnues et célébrées en leur temps. D’ailleurs, le travail de sape a déjà commencé pour Annie Ernaux : on raille une écriture qui de « blanche » devient fade, on moque le matériau autobiographique racoleur (parler de règles et d’avortement, beurk), on médit du ressassement de l’éternelle transfuge de classe qui ferait bien de la boucler maintenant que sa vie est confortable, de quoi elle se plaint celle-là. La confiscation institutionnelle s’exprime par les voix toujours identiques de ceux qui veulent imposer aux autrices un silence éternel :
Chapelain, 1639 : « Il n’y a rien de si dégoûtant que de s’ériger en écrivaine. »
Gustave Lanson, 1895 : « Christine de Pisan (…) la première de cette insupportable lignée de femmes auteurs, à qui nul ouvrage sur aucun sujet ne coûte, et qui pendant toute la vie que Dieu leur prête, n’ont affaire que de multiplier les preuves de leur infatigable facilité, égale à leur universelle médiocrité. »
Frédéric Beigbeder, 2016 : « Mme Ernaux invente la plainte qui frime, la lamentation sûre d’elle. C’est regrettable, car il y a des bribes à sauver dans ce galimatias autosatisfait. »
On pourrait allonger la liste des citations à l’infini, le discrédit jeté sur les autrices est protéiforme : aux unes on reprochera une vie dissolue et des mœurs légères, aux autres on inventera des fables insinuant qu’elles ne sont pas les véritables autrices de leurs œuvres, à toutes on déniera le talent.
Donc, soyons vigilant.e.s. Et soutenons les éditions Hors d’Atteinte qui ambitionnent de rendre justice aux si nombreuses autrices effacées sans vergogne d’une histoire littéraire trop longtemps écrite au masculin !
Voici un ouvrage nécessaire et d’une grande rigueur scientifique, courageusement publié sous la direction de Daphné Ticrizenis, efficacement préfacé par Titiou Lecoq et délicatement illustré par Marie Fré Dhal. Cette ambitieuse anthologie des autrices du Moyen Âge au 17ème siècle sera prolongée par les deux volumes suivants en 2023 puis 2024 pour couvrir l’histoire littéraire jusqu’à nos jours. Les mises en contexte et notices qui précèdent chaque texte sont précieuses et approfondies tout en restant accessibles à un public non professionnel. L’outil est extraordinaire pour les enseignant.e.s, qui peinent parfois à trouver des textes écrits par des femmes à faire étudier à leurs élèves, mais pourra aussi bien détrôner les inénarrables Lagarde et Michard sur les étagères de toustes celles et ceux qui ont la littérature au cœur.
Dans l’introduction comme dans l’ensemble des notices et textes d’accompagnement, Daphné Ticrizenis s’est bien entourée, convoquant tour à tour Martine Reid1 et Christine Planté2, soumettant les textes aux relectures attentives d’Éliane Viennot ou d’Aurore Evain3. Grâce à toute cette constellation de femmes, les textes circulent et parviennent entre nos mains, et l’anthologie se donne pour mission de donner à lire les autrices en grande partie oubliées, en dénonçant au passage quelques contre vérités prospères. Les corpus littéraires sont majoritairement masculins parce que les femmes, ne bénéficiant pas des mêmes conditions matérielles et éducatives, auraient tout simplement peu écrit ? Faux ! Non seulement elles ont été nombreuses à écrire, mais elle étaient lues et publiées. Et puis il y a la botte secrète, mais chut, il ne faut pas le dire trop fort : si elles sont moins reconnues ne serait-ce pas tout simplement parce qu’elles auraient moins de talent ? Comme si le génie n’était pas une construction sociale, politique et idéologique. Mais l’histoire littéraire est bien une fabrique du chef d’œuvre et notre regard sur les œuvres et leurs auteur.ices procède d’une éducation :
« Montaigne, Molière ou Charles Perrault ont marqué notre culture de manière extraordinaire et durable. Nous avons appris à les regarder comme des génies. Or, la très grande majorité des autrices ne nous a jamais été présentée de la sorte. Notre regard sur elles est neuf. Un fossé immense nous sépare, depuis la réhabilitation du matrimoine littéraire, de la qualification de leurs écrits comme « monuments de la littérature ». Commençons donc par les lire. »
On parcourt cette anthologie dans l’ordre chronologique et chaque période est divisée en différentes entrées collectives ou plus centrées sur une figure d’autrice particulièrement marquante. Madame de Lafayette, Louise Labé, Madame de Sévigné, Marguerite de Navarre et Christine de Pizan côtoient ainsi des autrices pour lesquelles l’effacement fut plus efficace, voire même affreusement radical. Ainsi découvre-t-on par exemple Marguerite Porete, condamnée à mort pour hérésie en 1310 avec son livre Le Miroir des âmes simples et anéanties… un sort funeste qui menaçait de nombreuses femmes puisqu’ « on estime aujourd’hui qu’environ 100 000 femmes ont été victimes de ce féminicide de masse, qui se prolonge dans certains pays d’Europe jusqu’au 18ème siècle ». Très émouvante aussi cette notice consacrée à Jeanne Stuart… dont il ne nous reste aucune pièce ! Venue en France très jeune pour y épouser le futur roi Louis XI, elle écrivait des rondeaux et des ballades, douze par jour selon des témoignages. Morte à vingt ans, il ne reste rien de son œuvre mais un poème de sa dame d’honneur, Jeanne Filleul, qui figure dans l’anthologie. Ce choix éditorial est audacieux et significatif : proposer une anthologie des autrices effacées, c’est aussi restituer ces vides de l’histoire, ce qui a existé mais qui nous restera éternellement obscur. Daphné Ticrizenis nous offre ainsi un bel espace de dialogue avec des fantômes.
Marie de Gournay : « Il n’est rien de plus semblable au chat sur une fenêtre qu’une chatte »
Dès le Moyen Âge, une querelle qui se prolongera plusieurs siècles durant voit le jour : la Querelle des Femmes. Christine de Pizan, première écrivaine à vivre de son activité littéraire, veuve et mère de quatre enfants, véritable cheffe d’entreprise s’occupant à la fois de la production et de la diffusion de ses œuvres, est sortie de l’ombre ces dernières années : elle est la première à oser entrer dans l’arène pour condamner la misogynie et prôner l’égalité. Considérée comme la première voix féministe, Christine de Pizan s’érige notamment contre le Roman de la rose, l’un des ouvrages les plus diffusés dans toute l’Europe au Moyen Âge et dans lequel on peut lire que « toutes les femmes ont été, sont ou seront, dans les faits ou dans l’intention, des putains ». Ça fait plaisir, hein ?
On découvre aussi Nicole Estienne, qui publie en 1587 Les Misères de la femme mariée, véritable plaidoyer contre les mariages forcés que subissaient de nombreuses femmes avec des hommes deux à trois fois plus âgés qu’elles. Point de relativisme culturel qui vaille : des voix s’élevaient, déjà, à l’époque, pour dénoncer les souffrances des femmes qui subissaient cette oppression. Quant à Marie de Gournay, connue comme préfacière et éditrice des écrits de Montaigne, elle fut aussi l’autrice d’essais comme Égalité des hommes et des femmes en 1622. Elle prolongera, comme beaucoup d’autres, cette Querelle jusqu’au 17ème siècle en continuant inlassablement à argumenter contre ceux qui nous affligent d’une infériorité congénitale. Apparemment, « on se lève, on se casse » n’était pas une option à l’époque.
La « méthode du charognard »
Une stratégie d’effacement a fait ses preuves au cours des siècles : attribuer à un homme les œuvres des autrices, ce que l’anthologie nomme judicieusement la « méthode du charognard ». Louise Labé, certainement une des seules que l’on peut encore citer aujourd’hui quand on parle de femmes autrices, n’a pourtant pas échappé à l’opprobre et à diverses tentatives d’effacement : quand ses œuvres entrent pour la première fois au programme du concours de l’agrégation en 2006, consécration s’il en est puisqu’il s’agit d’entériner la notoriété d’une autrice au sein d’un concours destiné à former les professeurs qui transmettront ensuite le savoir académique aux jeunes générations, une nouvelle polémique éclate. Louise Labé ne serait pas l’autrice de ses œuvres, plutôt le fruit d’un collectif masculin. Les raisons d’une telle cabale ? On-ne-sait-pas-grand-chose-de-sa-vie. Ah. Comme pour beaucoup d’auteurs du Moyen Âge et de la Renaissance dont les biographies restent lacunaires ! Les chercheurs.euses qui se sont alors penché.e.s sur la question n’ont rien, – absolument RIEN – trouvé qui corrobore cette théorie farfelue. Quatre-cent-cinquante ans après sa mort, il fallait donc encore l’enterrer plus profond et lui refuser la maternité de ses œuvres… Mais qui sont ces gens ?
Les exemples sont nombreux, j’en citerai un autre particulièrement criant : Catherine Bernard au 17ème siècle, prolifique autrice de théâtre, à qui l’on vole son statut après sa mort. Un certain Voltaire – oui, oui, celui-là même – fait jouer sa pièce Brutus en 1730 (Catherine Bernard est alors morte depuis 18 ans), on lui reproche d’avoir plagié, on y reconnaît des vers entiers. Voltaire s’empare alors d’un curieux stratagème : il accuse Catherine Bernard (toujours aussi morte) de ne pas avoir écrit ses pièces, qu’il attribue à Fontenelle (c’est OK de plagier un homme). Les biographes de la dramaturge resteront fortement influencés par ces accusations fantaisistes. Et hop, oubliée Catherine Bernard ! Voltaire, triste personnage, non content de son ingénieux stratagème réitérera avec Marie-Anne Barbier en 1736 en faisant jouer La Mort de César… cette fois, il ne change même pas le titre de la pièce, qui avait été jouée en 1709 à la Comédie Française. Défendre son statut d’autrice a été pour certaines, une activité à temps plein de leur vivant, mais mortes, elles ne peuvent plus lutter. À nous de le faire pour elles.
Ridiculiser, silencier, slut-shamer
Avec Madeleine de Scudéry, on se penche d’un peu plus près sur les précieuses, à jamais ridicules depuis que Molière en fit une comédie. La revue La Déferlante avait très bien mis en lumière cette entreprise de discrédit dans son quatrième numéro, sous la forme d’une bande dessinée de Delphine Panique, « Les précieuses pas ridicules ». Pour rappel, Madeleine de Scudéry est l’autrice d’un véritable best-seller en dix volumes au 17ème siècle : Artamène ou le Grand Cyrus, traduit en plusieurs langues, réimprimé au moins cinq fois. C’est dire si elle était lue et appréciée de ses contemporains. Et pourtant, le terme « précieuse », d’abord élogieux, subira un glissement péjoratif sous les attaques de Molière puis de Boileau.
Le 17ème siècle signe également la naissance d’un genre littéraire dont le succès perdurera longtemps : le conte de fées. Et c’est bien sûr le nom de Charles Perrault qui nous vient immédiatement en tête, puisqu’on lui doit les contes de notre enfance aux archétypes puissants qui ont pollué nos imaginaires, à coup de princesses endormies, de méchantes belles-mères, de vilaines sœurs jalouses et de féminicides en série. Et pourtant… Sept ans avant lui, c’est à Marie-Catherine d’Aulnoy qu’on doit le premier conte de fées, puis à une demi douzaine d’autrices qui assureront le triomphe du genre. Avec trente-six contes publiés, dont L’Oiseau bleu ou La Belle aux cheveux d’or, Marie-Catherine d’Aulnoy connaîtra trente-six éditions de toutes ses œuvres confondues jusqu’en 1740, et se verra pourtant moquée par ceux qui établiront l’histoire de la littérature plus de deux siècles après sa mort.
Cette longue histoire de spoliation resterait incomplète si on oubliait d’évoquer le slut shaming systématique subi par les autrices, et là ce sont les autrices de théâtre qui obtiennent la palme, puisqu’on n’a de cesse de railler leur vertu, d’en faire d’indignes dévergondées, à l’instar de Mme de Villedieu ou de Mme Ulrich.
Au terme du voyage littéraire que nous propose cette anthologie d’un nouveau genre, je vous livre ces mots de Catherine Fradonnet dans la Chanson des Amazones en 1579 :
« Nous tenons les hommes,
Des lieux où nous sommes,
Tous empêchés à filer ;
Leur lâche courage
D’un plus bel ouvrage
N’est digne de se mêler ;
Si quelqu’un de vous
S’en fâche contre nous
Qu’il vienne quereller. »
Alors, lisons les autrices, transmettons leurs textes, élaborons notre propre histoire littéraire que d’autres seront toujours si prompts à malmener… et veillons sur Annie Ernaux !
1Martine Reid est l’autrice de Femmes et littérature, une histoire culturelle en deux volumes paru en 2020.
2Christine Planté est l’autrice de La petite sœur de Balzac en 1989.
3Eliane Viennot et Aurore Evain sont toutes deux, entre autres, membres de la Siefar (Société internationale pour l’étude des femmes de l’Ancien Régime). Elles œuvrent largement par leur travail à la réhabilitation du matrimoine.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.