Chèr.e lectrice.eur, je m’adresse à toi directement, et m’autorise même à te tutoyer, comme le fait avec justesse l’autrice en s’adressant à Maritza, la protagoniste de son histoire.
Cet ouvrage, il n’était pas prévu que je lise. Je te l’avoue à demi-mots, je souffre du « syndrome de la pile de livres », (la nature humaine aimant théoriser tous nos faits et gestes cela a même un nom : le Tsundoku !).
Mais, en me perdant dans les allées d’une incroyable librairie à Arles, je me suis arrêtée devant cette couverture au dessin naïf avec ses aplats colorés audacieux, et l’accroche marketing de la 4ème de couverture a (encore une fois) anéanti mon illusoire volonté de ne plus acheter de livres.
Il est vrai, que le titre, Les serpents viendront pour toi, et la satisfaction de découvrir qu’il s’agissait d’une autrice, Emilienne Malfatto (dont le nom apporte aussi une part de mystère, tu ne trouves pas ?) ont plié l’affaire en « deux » me concernant.
Finalement, je crois que j’ai mis plus de temps à retourner à mon hôtel qu’à lire cette pépite de 125 pages. Et maintenant, je me sens presque investie d’une mission consistant à partager cette trouvaille avec toi.
L’histoire se déroule en Colombie, imprégnée d’une atmosphère amazonienne humide… et en lame de fond, une réalité politique oppressante.
« Maritza, une mère de six enfants fut assassinée dans sa ferme isolée, au cœur d’une région où se mêlent groupes armés, narcotrafic et enjeux touristiques. Pourquoi cette mort ? Emilienne Malfatto décide de tirer le fil de son histoire. »
Le résumé t’attire ? J’en étais sûre !
Comme moi, tu te sentiras très vite impliqué.e dans la vie (et la mort) de Maritza, cette martyre politique, assassinée de quatre balles tirées pratiquement à bout portant en 2019 « lors d’une nuit sans lune ». Tu l’accompagneras au fil de ta lecture, vers sa fin inéluctable, brutale et violente et tu découvriras, impuissant.e, les conséquences évidentes sur ses six enfants qui perdurent bien après le décès de leur mère.
Dès les premières pages se dessinent les caractéristiques d’une tragédie grecque, avec un accent colombien et l’odeur de la poudre : « ce qui commence par une mort dans une ferme de Sierra Nevada finit par une autre mort dans une autre ferme de la Sierra Nevada ».
Une différence de taille appuie d’autant plus la dramaturgie de l’histoire. Elle est ici malheureusement bien réelle et tellement contemporaine. Le sort de Maritza est scellé dès sa rencontre avec son second amour, Alvaro. Il est assassiné, quasi sous les yeux de leurs enfants, par des activistes armé.es, dans leur ferme de la Sierra Nevada à l’ironique nom « d’El Elcanto » (L’Enchantement).
Dès lors, Maritza et ses enfants s’enfuient de ce paradis maudit et tentent d’échapper à la précarité d’une famille monoparentale déplacée par la force des choses en zone périurbaine. C’est alors qu’elle s’investit en tant que « leader social », pour la défense des droits des plus fragiles, dont elle et sa famille font partie. En 2011, un projet gouvernemental bancal propose un terrain à Maritza ainsi qu’à huit autres femmes déplacées par cette violence systémique. Le lieu, bien que bucolique, est très isolé et en pleine nature. Sur la parcelle attribuée à Maritza, un ancien laboratoire de cocaïne est découvert. C’est dans cette ferme au pied d’une jolie cascade qu’elle sera assassinée sans véritable mobile.
Une histoire à la frontière du fait-divers romancé et de l’enquête d’une journaliste de terrain
L’approche « hybride » de cet ouvrage est passionnante : l’implication physique et émotionnelle de l’autrice dans son enquête balaye l’objectivité de la journaliste pour un parti pris puissant.
Elle le confirme d’ailleurs en ces termes : « Je pensais relater une histoire simple, chroniquer une mort annoncée. Je me retrouve face à un casse-tête colombien (…) », « Cette histoire est comme un labyrinthe de miroirs déformants où la vérité s’étire, se tord, se diffracte ».
Par son choix de s’adresser à Maritza, Emilienne Malfatto lui rend un hommage sincère dont il est difficile de ne pas s’émouvoir.
Au final, tu seras embarqué.e dans le voyage tortueux d’une femme vers la mort, et tu plongeras dans les méandres d’un système politique colombien aussi malsain que corrompu. Derrière le mirage de ces attraits touristiques, la Colombie bafoue chaque jour un peu plus les droits humains de ses concitoyen.nes. Malgré la dépénalisation de l’avortement (pendant les 24 premières semaines de grossesse) en 2021 qu’il convient de souligner, force est de constater que les avancées sociales restent timides.
Je te partage ces chiffres éloquents tirés de l’ouvrage : « En 2016, 97 leaders sociaux ont été assassinés, en 2017, 159. En 2018, 172. Et en 2019, 250 (…). 310 en 2020. » Emilienne Malfatto le rappelle avec une ironie à peine voilée :
En mathématiques, cela s’appelle une croissance exponentielle. On pourrait aussi appeler ça un massacre.
En effet, comme le souligne cette fois-ci Emilienne la journaliste, « Les FARC ont pris part, avec l’armée et les paramilitaires, à un conflit armé qui a coûté la vie à plus de 200 000 civils ».
Elle repositionne ainsi les protagonistes de son livre dans le contexte politique actuel : « Maritza et sa famille font partie de ceux qu’on appelle pudiquement les « déplacés internes », qui s’installent généralement dans les périphéries pauvres des villes où se développe une violence endémique*.
En 2004, ils représentaient 7% de la population.
Guérilla et patriarcat : les femmes victimes en première ligne
« Le mâle incompris, victime de sa propre virilité ». C’est ainsi que l’autrice dépeint un des supposés responsables de la mort de Maritza. De prime abord, difficile d’accepter le positionnement du bourreau supposé comme simple maillon de la chaîne, tu ne penses pas ?
Et pourtant, derrière le récit de l’assassinat d’une femme, Emilienne Malfatto pointe (presque) malgré elle le rapport entre les conflits armés et la domination masculine, au travers du patriarcat.
Évidemment, les femmes et les personnes les plus vulnérables en subissent les plus graves conséquences. Mais indirectement, les hommes, et dans une moindre mesure, sont également victimes de ce système assignant un rôle à chacun.e.
En effet, d’une manière unanime, les violences sont banalisées dans l’inconscient collectif. Les hommes, les perpétuent (et parfois les subissent également) ainsi dans leur quotidien, au sein de la sphère familiale et les reproduisent en dehors.
Nul doute que la guerre a un genre, et particulièrement en Colombie…
« Celles et ceux qui vivent, sont celles et ceux qui luttent ».
Je suis sûre que Victor (Hugo) aurait pardonné l’appropriation de sa citation, et ma proposition de la féminiser. Ce parti pris étant déjà une forme de combat en soi, non ?
Ces mots ont pris encore plus d’intensité à mes yeux, après la lecture de cet ouvrage.
En effet, « Vivre » ne l’est pas au sens littéral (malheureusement pour Maritza et ses compagnon.nes de route), mais de manière peut-être tout aussi puissante par la mise en lumière de ces injustices quotidiennes en Colombie.
Ma mission est terminée. A mon tour, j’espère t’avoir donné l’envie de rencontrer Maritza dont la mort reste à ce jour impunie…
* Entre 1,8 et 3 millions de Colombien.nes ont été déplacé.es depuis 1985 plaçant la Colombie au troisième rang mondial. La majorité de ces personnes vient alors grossir les ceintures de pauvreté qui entourent les grandes agglomérations (source : CICR).
Alexandra a plusieurs vies ! Et ce qui est bien, c’est que son esprit vagabonde sans cesse pour s’investir dans de nouveaux projets engagés ! Il y a quelques années, elle a choisi d’avaler la pilule rouge. Depuis cet éveil féministe, mais surtout humaniste, elle analyse l’envers du décor patriarcal et lutte contre la matrice insidieuse de la domination (masculine, mais pas que !). Elle agit au quotidien, à son niveau, pour elle, mais aussi pour toutes les filles et tous les garçons (et un tout petit peu plus, il est vrai, pour sa fille Romane).
Son mantra : « la révolte est la plus belle des politesses. »