Il y a 40 ans paraissait un texte incontournable de l’écoféminisme : La Hague, ma terre violentée de Xavière Gauthier. Un cri d’amour lancé à la terre d’enfance du Cotentin, expulsé depuis le haut des falaises de la presqu’île, entrecoupé du fracas des vagues annonciatrices d’une catastrophe inimaginable : la contamination irréversible d’une terre sauvage par la radioactivité, ou comment ce bout de monde est devenu « leader mondial du recyclage du combustible usé » pour parler novlangue. L’éditrice Isabelle Cambourakis a désiré redonner un espace littéraire à cette œuvre dont l’intensité n’a pas décru depuis un demi siècle, et dont les prophéties n’ont malheureusement pas fini de se concrétiser.
Question de violence
Terre contaminée, terre stérilisée, terre creusée, condamnée à garder en son ventre les déchets radioactifs multimillénaires de nos centrales nucléaires, La Hague répond par la sauvagerie de ses éléments naturels à la barbarie des hommes : les ajoncs « érafleurs de mollets », le crachat des embruns, la violence des tempêtes, la terre épineuse répondent de juste guerre aux miradors, aux fils barbelés, aux clôtures et à la masse de béton qui ravagent la beauté de ses côtes. Mais en comparaison des dommages irrémissibles assénés à la nature et à l’humanité, des flots de plutonium, de strontium, de particules ionisantes, de krypton, et de césium, les frêles aubépines sont moins à redouter pour nos corps, comme le serait la caresse d’une main rugueuse sur une peau tendre, que ces promesses de mortalité infantile, de cancers en cascades, de mutation génétique, de malformations héréditaires, et – osons le pire- d’éradication du vivant.
« Je suis en travail d’écriture comme j’ai été en travail d’accouchement »
Xavière Gauthier mélange les eaux de la vie amniotique et de la poésie dans un chant de détresse adressé à la terre violentée par l’installation d’une usine de retraitement des déchets. De la petite sauvageonne dévalant les dunes, explosant dans des éclats de rire à la femme engrossée un soir de lune, offrant son ventre blanc « gorgé de lune » à la fécondité chaude de la terre, la voix poétique mène une maternité toute organique sans paternité terrestre, haletante dans sa langue même :
La lune pleine glissait sous ma peau/ contre ma peau/ sous ma peau. Se glissait sous ma peau/ entrée dans mon ventre/ le gonflant de lumière, de chaleur/ blanche et laiteuse/ la lune à l’intérieur de mon ventre/ bougeant et fluant. Grosse de marée/ fluant et refluant/ pleine d’une matière lisse et grasse/ les pieds nus s’enfonçant dans la vase/ épaisse/ gluante/ pataugeant, lourde, la vase giclant entre les orteils/ le talon frappant l’eau / creusant, sillonnant la boue/ douce/ visqueuse/ l’odeur âcre, de sel/ le corps arqué, mains fouillant les algues luisantes.
La voix résiste à la violence des hommes, d’un « ils » technocrate, par une naissance cosmique aux dimensions démesurées. Tout dans le style est boursouflure et emphase, il faut bien cette débauche de mots, de souffle, d’outrance pour contrecarrer les projets de mise sous contrôle de la terre mère. La femme parturiente s’élargit à toutes les femmes et défie la stérilité qu’on impose à sa terre comme aux ventres des femmes du monde :
Et je suis cette femme juive qu’ils ont stérilisée de force (et cette autre qui a eu la puissance incroyable de faire naître et de faire vivre son bébé dans un camp) ; et je suis cette femme gitane qu’ils ont stérilisée de force ; et je suis cette femme indienne ou antillaise que les médecins blancs stérilisent sans qu’elle le sache ; et je suis cette femme guatémaltèque qu’ils stérilisent sans qu’elle le sache ; et je suis cette femme bolivienne qui a absorbé des substances stérilisantes avec les aliments qu’on lui distribue gratuitement ; et je suis cette femme chilienne à qui on a injecté un produit chimique pour la rendre à jamais stérile.
Face à la sécheresse des communiqués institutionnels, des articles scientifiques, des rapports du CRILAN, du GSIEN, frappés d’une police sténographique rêche qui alertent ou enfument la population sur les dangers du nucléaire, l’écriture s’engrosse d’une prose aux formes arrondies, aux hanches larges et puissantes préférant appeler la vie dans nos entrailles pour conjurer le sort maudit d’une terre prête à être abandonnée en cas d’incident nucléaire. Déjà en leur temps, les Napoléon et Hitler, ivres de surpuissance, envisageaient d’isoler le Cotentin du reste du continent, question de stratégie militaire. L’idée n’est pas écartée et les pouvoirs publics ne se cachent pas d’imaginer renoncer à cette partie de France en cas d’incident majeur, la vouer à des millénaires d’abandon si une pollution trop importante et impossible à endiguer advenait !
Une menace invisible
Il faut s’efforcer d’imaginer, se violenter, et garder vivants les souvenirs de pêche la nuit à marée basse, des mères qui rattrapent leurs enfants à la sortie de l’écume, des paysages sensuels immenses. Se souvenir est un acte de résistance, mais on court aussi le danger de se laisser piéger par la surface lisse du souvenir, son côté immuable et réconfortant. Comment se peut-il que tout soit contaminé quand rien ne change ni en apparence ni dans nos mémoires collectives ?
C’est maintenant le rituel de la sortie de l’eau : se laisser encore un peu rouler par les vagues, tout au bord dans l’écume (et les vagues les renvoient et les reprennent et les renvoient à regret), remonter très vite. Maman leur frotte énergiquement le dos, car les dents commencent à claquer et il faut tout de suite enlever le maillot mouillé et s’habiller. Comme alors la grande tartine de pain beurré et les carrés de chocolat sont une bénédiction ! Et tout le corps est transformé, allégé, et alourdi à la fois, comme flottant en profondeur, vigoureux.
Car, malheur ! la radioactivité ne se voit pas, ne se touche pas, ne se goûte pas dans le lait chaud qui gicle du pis des vaches. La menace est d’autant plus forte qu’elle est invisible, c’est pourquoi il faut répéter, rééditer un texte vieux de 40 ans, et faire le lien avec les catastrophes d’ici et d’ailleurs, avec l’attachement qu’on entretient avec un territoire et un engagement féministe d’ampleur, entre l’appropriation du vivant par un système capitaliste et la domination des femmes, entre logique sécuritaire et intérêts économiques. Isabelle Cambourakis et Sophie Houdart ont à coeur de poursuivre le geste écoféministe de Xavière Gauthier et d’autres militantes et penseuses, dans le sillage d’une Françoise d’Eaubonne, de sorte qu’elles rêvent d’un mouvement large comme ceux de Greenham où on arpenterait le site de La Hague en déclamant le texte de l’ancienne. De la même manière que Françoise d’Eaubonne avait joué le rôle d’éclaireuse pour Xavière Gauthier en lui faisant goûter aux joies d’une réunion du MLF, les autrices se font passeuses à leur tour. Elles nous implorent de quitter l’échelle humaine, bien trop étroite et d’envisager l’échelle des étoiles pour comprendre le drame de la radioactivité, ces 482 000 années nécessaires à la décroissance du plutonium.
Alors forcément, il va falloir s’imaginer sur le bord du cratère.
Elle rêvait de tenir un ranch dans le Wyoming, mais sa phobie de l’avion l’a poussée à embrasser la carrière d’enseignante à Montreuil pour partager sa passion des grands espaces littéraires.