Ils sont rares ces textes qui vous percutent et vous habitent même plusieurs jours après en avoir tourné la dernière page. La Femme de Gilles est de ceux-là.
Publié en 1937 chez Gallimard, ce premier roman de Madeleine Bourdouxhe a retrouvé les tables des librairies en ce printemps 2022 grâce aux éditions Zoé.
Autrice belge née en 1906 et morte en 1996, Madeleine Bourdouxhe n’a laissé que peu d’œuvres publiées. Après des études de philosophie à Bruxelles, elle vécut quelque temps à Paris où elle rencontra Jean Paulhan, le futur éditeur de La Femme de Gilles. Soutien des Républicains espagnols puis impliquée dans la Résistance française pendant l’Occupation, elle refusa catégoriquement d’être éditée par des maisons collaborationnistes et publia ses romans suivants chez des éditeurs indépendants belges (À la recherche de Marie, 1943, Sous le pont Mirabeau, 1944). Après cela, les éditions Gallimard refusèrent l’un de ses textes. Blessée, elle se détournera durablement du milieu éditorial.
Ce sont les milieux féministes des années 1980 qui redécouvrent son travail et notamment La Femme de Gilles.
La femme de Gilles, c’est Élisa. Elle est la mère de ses deux, et bientôt trois enfants. Toute sa vie est organisée autour de lui, de ses envies et humeurs. Son emploi du temps tourne autour des trois-huit de l’usine. Ses émotions sont tout entières tournées vers lui, qu’il soit près d’elle, ou qu’il soit absent. Mais voilà, le désir de son mari pour une autre femme est né « comme ça, d’un rien ». Si Élisa ne comprend pas immédiatement les raisons de l’éloignement de Gilles, elle est empreinte d’une « inquiétude imprécise ». Puis la certitude qui s’impose au plus profond d’elle-même : « tu es seule devant la plus grande douleur de ta vie. »
Ce que nous donne à voir l’écrivaine, c’est la banalité même : un homme marié qui s’éprend d’une autre femme, plus jeune et plus libre. Mais ce n’est pas cet homme qui nous intéresse, c’est Élisa, une femme qui se bat contre tous ses instincts et s’accroche à ce qui la définit : son amour pour Gilles et l’espoir qu’il porte. Quitte à ensevelir sa souffrance sous des couches de paraître, à ravaler ses larmes, à devenir la confidente réconfortante d’un homme qui la bafoue. Élisa est une femme d’une force incroyable, enfermée dans un rôle qu’elle ne comprend que trop bien, mais portée par un amour à (presque) toute épreuve.
Considérer ce texte comme féministe serait sans doute une interprétation anachronique. Il porte toutefois en creux tous les questionnements dont s’empareront les féministes de ce que l’on a appelé la « deuxième vague » : une remise en cause de la place des femmes dans la vie familiale et plus particulièrement dans la structure sociale du mariage. Élisa se demande : « Sa femme, qu’est-ce que cela voulait dire ? Celle qui tient le ménage, celle qui prépare la nourriture, celle à qui on fait des enfants ? » Femme de Gilles et heureuse de n’être que cela, Élisa n’en est pas moins consciente d’appartenir à un groupe, celui des femmes enfermées dans une condition peu enviable. Lorsque Gille s’éloigne, Élisa se sent fanée, comme dépossédée de ce qui la définissait. La profonde tristesse de l’héroïne crée une tension narrative obsédante. La langue de Madeleine Bourdouxhe est absolument magnifique, aussi simple que sensible. La justesse des sentiments d’Élisa, de l’injustice qui la poursuit, du carcan que représente le rôle d’épouse, font incontestablement de ce livre un texte avant-gardiste de la littérature féministe.
Avant de conclure, avançons maintenant de trente ans dans l’histoire littéraire. En 1967, Simone de Beauvoir fait paraître – également chez Gallimard – une novella intitulée La Femme rompue. Elle y met en scène Monique, une femme de 44 ans mariée à Maurice. Leurs deux filles ont quitté la maison pour entamer leur vie d’adultes et c’est à ce moment que Monique – comme Élisa – apprend que son mari la trompe avec une femme plus jeune. L’histoire se répète, et l’on pourrait même penser que Beauvoir aurait été inspirée par Bourdouxhe puisque les deux femmes se connaissaient et se côtoyaient.
Mais entre la parution des deux textes, il y a eu Le Deuxième Sexe et l’élaboration de la pensée féministe matérialiste qui théorisait notamment le mariage comme une institution bourgeoise de domination de l’homme sur la femme.
Le personnage de Monique est ici plus clairement l’incarnation de la femme dévouée écrasée par les injustices du mariage : « Me voilà, à quarante-quatre ans, les mains vides, sans métier, sans autre intérêt que toi dans l’existence. » En cela le texte de Beauvoir est évidemment bien plus ouvertement militant que celui de l’autrice belge.
S’il est exclu de parler de réécriture, lire ces deux textes en parallèle s’avère édifiant. Les deux autrices s’inscrivent dans une lignée ininterrompue de femmes ayant compris que parler de l’intime était éminemment politique.
Madeleine Bourdouxhe, La Femme de Gille, Zoé poche, 2022 (première édition chez Gallimard en 1937)
Simone de Beauvoir, La Femme rompue, Gallimard, « Folio », 1972 (première édition en 1967)
Viscéralement littéraire, éditrice de formation, libraire de profession, Manon passe une grande partie de son temps entourée de livres. Mona Chollet a changé sa vie, même si elle ne le sait pas. À ses côtés, Virginie Despentes, Simone de Beauvoir, Manon Garcia et tant d’autres forment le bouclier qui l’aide, pas à pas, à faire reculer le patriarcat.