Dans Téléréalité : La fabrique du sexisme (éd. Les Insolentes), la militante féministe et autrice Valérie Rey-Robert décortique les mécaniques sexistes mises à l’œuvre dans les émissions de téléréalité. Une analyse éclairante qui expose les revers d’un univers ultra-normé où les injonctions et stéréotypes ont la dent dure.
Le sujet paraît léger, et pourtant, derrière un « sensationnalisme de façade » se cachent des enjeux complexes. Valérie Rey-Robert, spectatrice assidue de téléréalité, explique que les valeurs et normes défendues dans ces émissions sont empreintes de sexisme, devant et derrière la caméra, et promeuvent une féminité traditionnelle et hétérosexuelle.
Sous couvert d’émancipation, la surexposition du corps féminin et la chirurgie esthétique en surabondance répondent à des injonctions, qui sont d’ailleurs souvent exploitées par les productions. Force est de constater aussi que le #MeToo de la téléréalité n’a pas encore eu lieu. Injures sexistes, harcèlement, discriminations, slut-shaming, culture du viol… le bilan de cet essai percutant est sans appel : le milieu de la téléréalité est une des plus féroces fabrique du sexisme contemporain.
Grammaire des corps et normes
Peau bronzée, lèvres gonflées, visage botoxé, fesses refaites, vêtement courts et serrés, maquillages complexes : les participantes de téléréalité sont contraintes d’adopter un certain code pour pouvoir évoluer dans ce milieu qui présente des rôles sociaux de genre marqués. Il est dès lors difficile de parler d’émancipation, d’autant plus que le corps des femmes est constamment scruté et jugé, notamment sur les réseaux sociaux.
La pression sociale pousse ces femme à exprimer une « féminité exacerbée », mais l’essayiste féministe démontre qu’il est impossible de gagner à ce jeu. Par exemple, plusieurs candidates ont été critiquées pour leur prise de poids, puis insultées pour avoir eu recours à des régimes trop sévères ou à de la chirurgie esthétique pour le perdre. L’autrice de Une culture du viol à la française évoque le cas de la candidate de téléréalité Sarah Fraisou dont la transformation physique a fait couler beaucoup d’encre car elle n’aurait pas perdu du poids de la « bonne façon ». Les candidates doivent en somme « se conformer à des injonctions souvent contradictoires », explique Valérie Rey-Robert.
Les participant·e·s de téléréalité sont majoritairement perçu·e·s comme blanc·he·s (à 79% en 2014, selon le CSA). Les candidat·e·s racisé·e·s, en revanche, y sont sous-représentés. L’autrice souligne cependant que plusieurs participantes emblématiques telles que Nabilla Benattia, Maeva Ghennam et Ayem Nour, sont d’origine maghrébine. D’autres, comme les sœurs Marie-Charlotte et Gwendoline, qui ont choisi de s’appeler Milla Jasmine et Safia, laissent planer le doute sur leurs origines. Valérie Rey-Robert invoque à ce sujet le blackfishing ou arabfishing, le phénomène qui consiste à adopter des caractéristiques (maquillage, coiffure, looks) appartenant à des femmes noires ou arabes, tout en ignorant le racisme subi par celles-ci – comportement dont été accusées certaines célébrités telles que Kim Kardashian ou l’influenceuse suédoise Emma Hallberg. « Être noir·e et/ou arabe est le nouveau cool… si on ne l’est pas vraiment, donc, racisme ambient oblige », note l’autrice.
Post-féminisme et classes populaires : « quand on veut, on peut »
Dans un monde post-féministe tel que théorisé par la sociologue Angela McRobbie, le sexisme est inexistant. On parle alors de « empowerment » ou de « confiance en soi », car il est sous-entendu que l’égalité est acquise et qu’il suffirait de vouloir pour pouvoir. Dans son analyse, l’essayiste féministe explique que des personnalités comme Maeva Ghennam et Nabilla Benattia pourraient être vues comme « des exemples ultimes du sujet ‘postféministe’ » :
« Ces femmes, qui incarnent le potentiel d’une égalité des sexes néolibérales, fondée sur la consommation, sont sexuellement autonomes, prospères, consommatrices et indépendantes. Le « post-féminisme » donne donc l’illusion que, grâce à l’effort collectif des femmes, l’égalité a été atteinte, et que c’est maintenant à chacune, individuellement, de développer au maximum ses compétences. »
Le sexisme serait en somme une affaire basée sur la volonté de l’individu concerné. On ne dira jamais que les candidat·e·s sont victimes de racisme, grossophobie, validisme, transphobie, homophobie, ou classisme. C’est là qu’entrent en jeu les émissions de relooking dans lesquels les problèmes structurels et systémiques sont tout simplement inexistants et un discours ambivalent prédomine : il nous faut nous accepter comme nous sommes tout en respectant des normes strictes (il faut par exemple éviter les vêtements trop amples si on a une morphologie en H, selon la présentatrice des Reines du shopping, Christina Cordula). De plus, bien que les hommes sont absents de ces émissions, le but est systématiquement de transformer les femmes pour leur plaire. Le mot d’ordre est de ne pas « se laisser aller ». Ce male gaze n’a évidemment pas son équivalent au féminin : il n’existe pas d’injonctions comparables à destination des hommes.
Bien que les classes populaires soient surreprésentées dans la téléréalité, les problématiques de classe n’y sont jamais mentionnées. Sous couvert de divertissement, ces questions-là sont complètement dépolitisées. Face à des candidat·e·s qui souffrent d’un manque de capital économique, social et culturel, les coachs de ces programmes incarnent le « bon goût » d’une classe supérieure dont ils et elles maîtrisent les codes.
Hétéronormativité à souhait
La critique principale qui revient face à ces programmes est leur « bêtise ». Valérie Rey-Robert argumente que leur défaut majeur est plutôt « qu’ils n’offrent pas d’autre avenir aux adolescent·e·s qu’un amour hétérosexuel avec des enfants, normé à l’excès, sans alternative ni liberté ».
Bon nombre de programmes s’axent sur le couple. Dans les émissions comme Les Marseillais on suit la mécanique « redondante » des disputes, ruptures et réconciliations entre les candidat·e·s. La réussite du couple tient dans les mains des femmes. C’est en effet leur rôle de faire suffisamment d’efforts pour que leur couple fonctionne. A contrario, les hommes peuvent être infidèles et multiplier les conquêtes.
La femme attend donc pendant que l’homme s’amuse. Une fois que cela est fait, il est temps pour les candidat·e·s de se mettre en couple, se marier et faire des enfants – une manière aussi de prolonger leur carrière. La vie de couple des participant·e·s permettra dès lors « d’offrir un nouveau spectacle, une nouvelle vie aux programmes. » Familles nombreuses : la vie en XXL, Manon + Julien = Bébé Fraté, Mamans et célèbres : tant d’émissions qui glorifient des valeurs traditionnelles avec des rôles féminins et masculins extrêmement stéréotypés.
Vers un #MeToo de la téléréalité ?
Il y a quelques semaines, une séquence glaçante circulait sur les réseaux sociaux. Dessus, le candidat de téléréalité Hicham crie sur une jeune femme prostrée au sol. Autour de lui, d’autres participants de téléréalité, dont Marvin Tillière qui a été condamné en 2021 pour harcèlement et menaces de mort envers Maeva Martinez, observent et filment la scène, affichant un visage hilare. En mai 2020, le candidat Julien Guirado confirme avoir été violent avec son ex-compagnon. Cela ne l’empêchera pas de participer par la suite à un programme de coaching amoureux, Love Coaching.
Les exemples sont multiples, et pourtant l’omerta règne. Les candidats violents continuent de bénéficier d’une impunité totale face aux productions qui les emploient, même quand les faits sont vérifiés et confirmés, note Valérie Rey-Robert. La culture du viol est banalisée et normalisée dans ce milieu, et les situations sexistes sont conservées dans les montages et même provoquées par les productions. L’essayiste précise qu’il sera difficile pour un mouvement #MeToo de se mettre en place « tant que les femmes qui y participent ont à y perdre. » :
« […] sans aide, ni soutiens extérieurs, tant de la part de la presse généraliste que du grand public, les femmes qui y sont encore vont avoir beaucoup de mal à se faire entendre. »
D’où l’importance de ne pas détourner le regard de nos écrans qui sont un reflet des normes sociétales et influencent en retour nos comportements. L’autrice relève l’immense responsabilité des productions — au final, ce sont elles qui ont le pouvoir de rendre la téléréalité moins sexiste et moins violente, notamment dans leur choix de diffuser ou non certaines scènes.
Journaliste suisse basée à Berlin, Özgül traite l’actualité internationale au quotidien pour une agence de presse, et a auparavant travaillé pour la télévision et la presse écrite. Elle se passionne en parallèle pour des sujets culturels et féministes, et sa bibliothèque s’agrandit progressivement pour accueillir plus d’ouvrages allant dans ce sens.