Juliet Drouar nous propose d’être des personnes plutôt que des femmes ou des hommes.
On peut avoir passé la majorité de sa vie à s’être dit bah oui, je dois être un femme hétéro vu que j’ai une paire de seins, une vulve et qu’ado je mouillais plus pour Kurt Cobain que pour Courtney Love.
On peut se dire ça, quand bien même on se souvient encore avec les larmes aux yeux du jour où une mère de copain vous a dit, à 11 ans, que vous deviez arrêter de faire du foot torse nu parce que vous n’étiez pas un garçon, quand bien même cocher la case « madame » sur les formulaires vous fout depuis toujours la haine, quand bien même plus le temps passe plus vous ne vous sentez à l’aise qu’avec des personnes meufs ou transpédégouines, quand bien même vous préférez ne plus avoir de rapports sexuels que d’en avoir avec des mecs qui se revendiquent hétéros, quand bien même ce mot « hétéro » vous horripile.
Et c’est pas super agréable de se convaincre qu’on fait partie de la famille des femmes hétéros, quand on ne voit pas trop ce qui définit le premier mot et qu’on déteste le second.
Et puis, Sortir de l’hétérosexualité de Juliet Drouar vous tombe entre les mains, il vous raconte des choses que vous avez déjà entendu mille fois, mais tout d’un coup, par sa clarté, sa douceur, son humour, et ses raisonnements par l’absurde (merci le petit prologue hilarant sur cette vogayeureuse de l’espace qui atterrit sur la Terre !), ça vous apparaît comme une évidence : cette grande séparation entre hommes et femmes est aussi arbitraire et stupide qu’elle est horriblement politique, et bien évidemment au service du grand patriarcapitalisme, puisqu’elle sert à justifier la domination d’un sexe historiquement et culturellement construit, sur un autre sexe culturellement construit.
Sortir du cistème hétéronormatif
Heureusement, ce livre nous invite à repenser les êtres dans leur infinie complexité, la vastitude de leurs désirs et de leurs identités, tout en mettant précisément le doigt là où ça fait mal : sortir du cistème hétéronormatif est à peu près le seul moyen de reconfigurer nos relations sur un autre mode que celui de la domination. Car l’unique mode possible de relation socialement autorisé, l’hétérosexualité, est pensé pour bien verrouiller ce rapport de domination en empêchant le sexe dit « féminin » de s’émanciper de celui qui le domine.
Et en lisant certaines critiques de ce livre, deux remarques reviennent souvent :
- « Oui mais arrêter de se dire femme ça serait pas une nouvelle façon d’invisibiliser l’oppression systémique de la moitié de l’humanité ? » Perso, je trouve que le livre répond super bien à cette question. Continuer à vouloir l’égalité hommes/femmes, c’est continuer à perpétuer l’illusion d’une différence fondamentale, et donc maintenir ce fucking cistème de domination, et comme le dit Ynestra King, « qui voudrait l’autre moitié d’une tarte cancérigène pourrie ? » Et puis, c’est se faire soi-même oppresseur.euse en niant la réalité de l’oppression de toutes les minorités qui ne rentrent pas dans le moule de la cishétérosexualité. Alors que comme Juliet nous le rappelle si bien, le féminisme, c’est quand même en grande partie ces fameuses minorités qui le pensent et l’incarnent courageusement dans ce monde violent et binaire, et bordel, moi perso je vois pas de différence entre un mec et une meuf cishet si le combat ne sert à qu’à se libérer soi-même en laisser tout un pan de l’humanité dans la souffrance.
- Et puis un truc qui revient aussi souvent c’est « Ouais, mais il y a aussi des rapports de pouvoir et de domination chez les transpédégouines, alors sortir de l’hétérosexualité ok mais pour aller où ? » Je sais pas si c’est une mauvaise lecture du livre ou juste de la mauvaise foi, mais pour moi, ce qui est très très beau dans ce petit essai c’est qu’il n’est à aucun moment question de nous dire qui nous devrions aimer, à quel(s) genre(s) ou non genre(s) on devrait s’identifier, mais juste de reconnaître et dénoncer le modèle qui est indubitablement dominant politiquement, culturellement, socialement, presque partout sur la planète depuis que l’homme blanc l’a asservie et bousillée, de voir comment il nous fait toustes souffrir, et comment, toustes, à certaines échelles, certains degrés de relations, de contextes etc., nous en retrouvons tour à tour les victimes et les bourreaux, afin de pouvoir penser ensemble, dans une joyeuse étreinte d’êtres complexes et conscients de leurs conditionnements et privilèges, d’autres possibles communs.
Comme iel le dit en introduction, ce problème est « l’éléphant au milieu de la pièce. Quelque chose de si énorme, qui prend tellement toute la place qu’on arrive pas à le voir. » Et c’est vrai, c’est tellement gros qu’on en voit que des petits bouts, par ci par là, qui nous révoltent un peu, et c’est vertigineux de faire un pas en arrière pour voir l’entièreté de la chose, vertigineux, terrifiant, insupportable et essentiel.
J’ai trouvé ce livre bouleversant, plein d’amour, de joie, de liberté, d’une colère nécessaire aussi, il donne envie d’aimer et de lutter de toutes les manières possibles et surtout les moins acceptables, et mon être vaste et sensible qui n’est assurément pas une femme aurait bien envie de faire un gros câlin à cet autre être vaste et sensible qu’est Juliet Drouar.
Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar, Binge Audio
Féminazi bouddhiste et anarchiste, Charlotte déteste les mots en « iste ». Elle préfère les longues promenades dans la campagne normande, les haïkus et le métal indus.