2030, en France, dans le monde. Les états d’urgence sanitaire successifs permettent de déroger aux Constitutions, la saturation d’informations anxiogènes pousse les peuples à abdiquer tout esprit critique, la vidéosurveillance est généralisée et les ressources naturelles mondiales sont proches de l’épuisement. Ça vous rappelle quelque chose ? Je poursuis. Les États appliquent la « stratégie du saucisson » : « tranche par tranche, on a coupé des libertés, on a taillé dans les principes démocratiques », on ne peut pas se déplacer sans son passeport d’immunité, de grandes entreprises ont pour projet de modifier génétiquement les humains afin d’éliminer tout facteur de vulnérabilité et atteindre ainsi la perfection. Vous l’aurez compris, on entre avec ReSisters dans un univers à peine dystopique tant il est férocement proche du nôtre. Heureusement, on a la nourriture de synthèse ! On boit du « kiffé », on se nourrit de « tomator » de « maïz » et de « choc’olala », autant d’ersatz qui permettent de suppléer à l’effondrement des ressources. Dans ce cauchemar orwellien, sept personnages dont un chat qui parle – mais que les humain.e.s ne comprennent pas, incapables qu’ils sont de communiquer avec les autres êtres vivants dans leur brouhaha perpétuel – s’arrangent plus ou moins heureusement du mot d’ordre général : « Adapte-toi, fais-toi une place et estime-toi heureux s’il te reste un peu d’argent à la fin du mois. ». La vie est bancale, pas tout à fait effroyable, pas franchement joyeuse non plus, jusqu’au jour où Mehdi déniche dans une brocante un livre qui lui décille les yeux : Retisser le monde, l’émergence de l’écoféminisme[1].
Les Resisters, une société secrète
De son côté, Pierre s’il n’est pas aussi caricatural que son patron, est adepte de la politique de l’autruche et tente de justifier à ses propres yeux son travail de cadre au sein d’Unibioo. Cette multinationale a pour mantra de faire du « bio low cost accessible à tous ». Voilà pour la version officielle. En avant le greenwashing et le capitalisme vert ! Les méthodes de production sont dévastatrices, sans aucun respect des cycles de la nature et des conditions de travail des employés. Unibioo verse dans l’eugénisme et n’obéit à aucune éthique autre que celle de la productivité, sous couvert d’écologie de pacotille. Et puis il y a les travailleurs.ses invisibles, comme Sandy, femme de ménage que Pierre s’entête à appeler Jenny, en plein déni de reconnaissance. Comme tant d’autres, Sandy exerce un métier indispensable au bon fonctionnement de la société, et pourtant : « « PERSONNE NE NOUS REGARDE, PERSONNE NE NOUS VOIT. PERSONNE NE NOUS ÉCOUTE, PERSONNE NE NOUS ENTEND. »
Et voilà que Pierre reçoit soudainement de mystérieux messages signés « R.S » et assortis d’un dessin d’abeille. Sandy, Lila et Parvati, les trois personnages féminins, font le lien chacune à leur manière, entre ces messages énigmatiques et les ReSisters, société secrète qui relève de la ZAD autant que de la sorcellerie. Cette communauté internationale écoféministe est constituée de femmes, d’hommes et de personnes non-binaires qui cherchent à vivre autrement dans un monde au bord du gouffre. Loin d’idéaliser la vie en communauté, loin d’appliquer des préceptes stricts qui formatent de nouveaux dogmatismes, la communauté des ReSisters permet un engagement variable selon ses moyens, ses goûts, ses compétences. Elle articule la lutte contre l’exploitation du corps des femmes et celle de la Terre, prône un retour à un juste équilibre de l’exploitation des ressources sans raviver le bon vieux mythe du « c’était mieux avant » mais en s’appuyant sur les connaissances des ancêtres et le fonctionnement de sociétés qui ont pour beaucoup été dévastées par la colonisation occidentale. Les ReSisters ont conscience qu’il est naïf de penser qu’on peut subvertir le système de l’intérieur, seul un mode de vie résolument alternatif permet d’échapper à la machine à broyer qu’est le capitalisme patriarcal et néocolonial (oui oui, tout de suite les grands mots). Les mots d’Audre Lorde résonnent ainsi au refuge :
« Les outils du maître ne détruiront jamais sa propre maison. »
En résumé, les ReSisters, c’est ça :
« Nous joyeux-bordélisons la société. Nous cherchons la brèche. Nous allumons la mèche. Et s’il le faut, nous sabotons. »
Pour en savoir plus (beaucoup plus !) sur l’écoféminisme
Ce superbe roman graphique offre des planches très denses qui peuvent faire penser aux ouvrages de Liv Strömquist[2] : riches, extrêmement documentés et foisonnant de références qui donnent envie d’aller plus loin, de poursuivre la discussion une fois le livre achevé. On y croise la pensée de Starhawk, Carolyn Merchant, Vandana Shiva, Françoise d’Eaubonne ou encore Silvia Federici. La dimension pédagogique est remarquable et les illustrations permettent de visualiser efficacement les définitions et concepts parfois difficiles à cerner. Charge mentale, sexualité, éducation non genrée, intersectionnalité, racisme ordinaire, violences sociales et économiques : les sujets abordés sont nombreux et démontrent que l’écoféminisme forme une constellation à l’intersection des luttes.
Les illustrations d’Aurore Chapon sont magnifiques, colorées, intenses. Les planches qui mettent en parallèle les existences des un.e.s et des autres, l’évolution de leurs pensées sont particulièrement intéressantes : elles mettent en scène la pluralité des voix et l’éveil progressif des consciences, comme lors du voyage de Pierre et Parvati en Inde, où chacun.e évolue à son rythme en découvrant ce qu’iel ne voulait ou ne pouvait pas encore voir. Malgré la situation désastreuse, les ReSisters ne cèdent pas au catastrophisme ou au découragement : les solutions existent, elles résident principalement dans l’organisation collective en dehors des systèmes étatiques. La recension des collectifs écoféministes et de leurs actions de par le monde, depuis les années 70, donne de l’espoir : parce que l’action collective aboutit à des résultats et n’a pas vocation à vivoter dans les marges, à rester l’apanage de douces rêveuses idéalistes difficiles à prendre au sérieux. La reforestation massive engagée par Wangari Maathai au Kénya à partir de 1977, le campement de Greenham Common en Grande-Bretagne dans les années 80, l’ONG indienne de Vandana Shiva destinée à préserver les semences gratuites, le mouvement Kendeng en Indonésie en 2014 contre l’implantation d’usines de ciment… tous ces mouvements, collectifs et leurs actions égrenées donnent le tournis et permettent d’envisager une internationale écoféministe salvatrice.
Lorsqu’on referme le livre, on n’a qu’une envie : devenir membre des ReSisters ! Alors, vous êtes où les filles ?
[1] Il s’agit du livre de Irene Diamond et Gloria Orenstein, Reweaving the World : the Emergence of Ecofeminism, paru en 1990 et non traduit à ce jour en français.
[2] Liv Strömquist a écrit Les sentiments du prince Charles, L’origine du monde, I’m every woman, La rose la plus rouge s’épanouit et le tout récent Dans le palais des miroirs. Elle explore dans ses romans graphiques les racines du patriarcat et les modalités d’exercice de la domination masculine.
Après s’être aperçue qu’en 116 ans d’existence le Goncourt avait été attribué à 12 femmes et 104 hommes, elle s’est dit que certes, une chambre à soi et un peu d’argent de côté ça pouvait aider à écrire des livres – et que les femmes manquaient souvent des deux – mais qu’il y avait quand même, peut-être, un petit problème de représentation dans les médias. C’est ainsi qu’elle a décidé de participer à Missives, heureuse de partager son enthousiasme pour les autrices qui la font vibrer, aimer, réfléchir et lutter.