Lumière sur Gioconda Belli, poétesse et romancière nicaraguayenne, grâce aux éditions Yovana et à cette première traduction française de La République des femmes (Titre original : El Pais de las mujeres). Cette autrice a reçu de nombreuses récompenses dont le prix Casa de Las Americas de poésie en 1978 pour Linea de fuego. Femme engagée, elle participe à la politique de son pays et milite plusieurs années dans les rangs du Front sandiniste de libération nationale. Ce militantisme, cet engagement est présent dans toute son œuvre, elle le proclame fièrement et La République des femmes, utopie féministe, illustre parfaitement cette volonté de faire bouger les lignes et de secouer les esprits.
« Nous sommes un groupe de femmes préoccupées par l’état de décrépitude et le désordre qui règnent dans notre pays. Depuis la création de notre nation, ce sont les hommes qui ont gouverné en ne laissant qu’une place minime aux femmes, c’est pourquoi nous osons affirmer que la gestion du pays par les hommes a été un désastre. […] C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était temps que les femmes disent : ÇA SUFFIT ! »
Viviana Sansón, présidente de Faguas, petit pays fictif d’Amérique Centrale, est victime d’un attentat. Elle se retrouve dans le coma et son esprit vagabonde. Il s’installe dans un lieu étrange, une pièce remplie de souvenirs perdus qui ont pris la forme d’objets qu’elle a égarés au fil des années. Une espèce de service des objets trouvés : un vieux réveil, des lunettes de soleil, un parapluie, une tasse … De petits objets du quotidien qu’il est touchant de retrouver, qui nous transportent dans les méandres de la mélancolie. Moyen très habile de la part de l’autrice pour retracer le parcours de Viviana, pour raconter comment cette femme avec l’aide de quelques amies a créé le Parti de la Gauche Érotique (Partido de la Izquierda Erótica, le PIE, qui se prononce comme le mot français Pied et qui donne lieu à de nombreux jeux de mots dans le roman). On alterne avec des chapitres qui s’attardent sur les autres personnages et leurs réactions après l’attentat : comment gérer la situation face à une opposition qui fait pression pour que de nouvelles élections soient organisées ?
La couverture du livre résume très bien les trois moments clés de l’histoire de La République des femmes. Le volcan, c’est la nature qui joue des tours et agit comme une trublionne car à la suite d’une explosion, d’une coulée de lave mais surtout de la présence pendant plusieurs jours d’un nuage noir, les hommes voient leur taux de testostérone chuter drastiquement et là c’est le drame, ils sont tout ramollis, inutiles et incapables d’assurer correctement leurs fonctions dans la société. Viviana et ses copines en profitent pour fonder le Parti de la Gauche Érotique dont le symbole est un pied pour « faire avancer les choses, […] tracer le chemin en marchant et […] aller de l’avant avec ceux qui veulent [les] suivre. » et ainsi prendre le pouvoir. Le feu d’artifice représente le moment de l’attentat contre la Présidente, un autre tournant dont on ne connaît pas encore toutes les conséquences.
« Nous avons passé trop de temps à nous excuser d’être des femmes, disait-elle, à essayer de démontrer que nous ne l’étions pas, comme si le fait d’être des femmes n’était pas notre principale force, mais c’est fini ! Nous allons mettre en avant chaque stéréotype féminin et en assumer toutes les conséquences. »
J’ai beaucoup de réserves à émettre au récit de Gioconda Belli. Toutefois, je tiens à souligner l’audace et toutes les idées réjouissantes et inspirantes des personnages féminins qu’elle a façonnés. Ce sont des femmes qui se retroussent les manches et prennent à bras le corps les problèmes de notre société et décident de mettre en application des réformes peu populaires mais nécessaires pour apporter plus d’égalité. Le monde du travail doit désormais s’adapter à la vie de famille, et non l’inverse ; les fonctionnaires de sexe masculin sont mis de côté pour six mois afin de s’occuper des tâches ménagères et des enfants à la place de leur compagne car, et c’est là où je trouve le plus d’intérêt à cette histoire, «prendre soin de la vie, de la maison, des émotions, de cette planète que nous sommes en train de saccager, ça devrait être l’affaire de tout le monde. » Les activités et les émotions considérées comme féminines sont systématiquement dévalorisées, «nous nous sommes laissé culpabiliser d’être des femmes et laissé convaincre que nos qualités étaient nos points faibles. » C’est ici que s’arrête ma pensée car si on pousse plus loin on part vers de l’essentialisme, ces qualités ne sont pas propres aux femmes, la construction sociale joue un rôle déterminant dans notre façon de ressentir et de percevoir les choses.
Gioconda Belli s’aventure justement sur un terrain glissant dont, et c’est important de le préciser, ses personnages ont conscience : « Les féministes nous étriperaient et diraient que nous perpétuons les stéréotypes habituels ». Pourtant, c’est clairement dans un féminisme dépassé que s’engage une bonne partie du roman, il y a beaucoup de maladresses qui dérangent. Créer un parti « qui proposerait de donner au pays ce qu’une mère donne à son enfant, qui prendrait soin du pays comme une femme prend soin de sa maison, un parti « maternel » qui considérerait que les qualités féminines qu’on nous reproche habituellement sont des compétences indispensables pour gérer un pays » c’est renvoyer les femmes à l’immuable figure de la maternité, d’un rôle qui quoi qu’il arrive reste le seul qu’on puisse leur attribuer. C’est une condamnation à perpétuité au statut de mère mais aussi à des qualités liées à la fragilité. Que fait-on de celles qui ne souhaitent pas être mères ? Je ne vous cache pas que la réponse apportée m’a fait sortir de mes gonds. La bonne idée du roman reste la dépénalisation de l’avortement, on ne peut qu’applaudir. En revanche, l’objectif de cette dépénalisation m’a rendue perplexe car le but ultime est de s’occuper si bien des femmes « qu’elles verront la grossesse comme un épanouissement personnel, un accès à des avantages sociaux et non pas comme quelque chose qui les obligera à vivre dans la pauvreté ou à renoncer à leurs projets d’avenir. Pour abolir l’avortement, il ne faut pas l’interdire, mais arrêter de pénaliser la maternité » Soit, si elles avaient le choix certaines femmes garderaient leur bébé mais il y a aussi celles qui ne voient pas la maternité comme une source d’épanouissement. Je pense qu’il y a des aspects culturels et contextuels propres à l’Amérique du Sud que je ne saisis peut-être pas.
« On assume en bloc tous les préjugés : on est putes, folles et gauchos. »
La République des femmes est donc un livre clivant mais il réussit tout de même à dégager une utopie intéressante dont on peut retirer certaines idées sur lesquelles réfléchir. Il ne faut pas oublier que cette histoire ressemble beaucoup à un conte, voire plutôt à une fable qui est surtout là pour interpeller sur la condition féminine. J’ai parfois eu l’impression que tous les stéréotypes utilisés n’étaient qu’un point de départ nécessaire pour aller au-delà de ces derniers car il y a plusieurs combats à mener et beaucoup d’obstacles à surmonter. Il faut déconstruire pour reconstruire la société. Or, le projet politique du PIE même s’il est celui, très traditionnel dans les utopies littéraires, du bonheur (appelé le félicisme dans le roman) contient cet objectif de construction d’une nouvelle organisation de la vie pour apporter l’égalité. C’est là toute l’originalité de ce roman.