Décidément, L’Arche est une maison d’édition qui me ravit à chaque fois. Quand je dis me ravit, je veux dire que ses ouvrages m’enlèvent, m’emportent. Il y avait eu les textes de Kate Tempest (The Brand New Ancient surtout), plus récemment l’incroyable Je suis une fille sans histoire d’Alice Zeniter et en cette rentrée littéraire, ce sont des Lettres aux jeunes poétesses.
Ce recueil est une initiative d’Aurélie Olivier. Cette dernière, si vous ne connaissez pas encore son engagement en littérature, dirige l’association « Littérature, etc. », association qui monte les ateliers des « parleuses », mais encore le « Festival, etc. » Elle explique en préface qu’elle a voulu, au départ, intégré dans les institutions gangrénées pas un sexisme historique et ordinaire, une poésie résolument féministe. Elle a alors demandé à des poétesses de lui écrire des lettres qu’elles auraient voulu recevoir avant d’entrer dans la carrière poétique. Vingt-et-une ont répondu, et ce n’est peut-être qu’un début.
Il y a celles qui donnent des conseils pratiques, qui révèlent les difficultés concrètes à surmonter : « Je te parle d’édition, pas de littérature, explique Chloé Delaume, Je te parle de marché, de ce qui, toute ta vie, t’attend au quotidien. Le mot précarité, c’est le prix à payer, le prix de la liberté de ta propre écriture. » La promo aussi est une épreuve pour qui « n’es[t] qu’écriture » : « Tu seras accueillie par un directeur de salle surpris que tu aies grossi et qui lâchera, déçu ‘Par rapport aux photos, je m’attendais pas à ça’». Rim Battal rappelle que « La poésie n’est pas gratuite. C’est un travail. C’est ton travail si tu souhaites en faire ton travail. Forme-toi, lis, apprends de nouvelles langues et des poésies d’ailleurs. Vis. L’art, la vie, les conversations de bistro et de supermarché, le prix des couches, la chanson populaire, les flyers, la sociologie, la politique, la varicelle et la variole, les nuits sans sommeil, les nuits de 10 heures, la VR, les gueules de bois et les vacances, le conflit – n’hésite pas à aller au clash si ton travail est menacé, si ton intégrité est bafouée – la nage, la cuisine, le ménage et tout, tout, absolument tout, sera nourriture pour ton travail. C’est un travail. Ton travail, si tu le désires. »
Il y a celles qui évoquent le processus créatif de l’écriture : « passer vingt minutes sur un mot – lui accorder, toi, une importance folle, le vitaliser par la manière que tu auras de le prononcer, de le projeter dans l’espace » comme Sonia Chiambretto. Il faut alors pouvoir se dégager de la tétanisante impression d’imposture :
« Quand tu comprendras que ton histoire vaut autant que celle de n’importe qui,
Quand tu te sentiras la responsabilité d’écrire pour les comme-toi » écrit Rébecca Chaillon.
Parce qu’« écrire tes livres » (Chloé Delaume), c’est aussi c’est crier le corps dominé pour Milady Renoir, dont je pourrais relire encore et encore le texte, me le réciter les matins gris : « Crier dedans » écrit-elle pour définir l’écriture comme « cette insularité qui concède à nos raz-de-marée ». C’est aussi s’offrir un champ des possibles dans nos sexualités, à l’image du collectif RER Q qui signe « Les fées du Q qui veillent sur toi », et qui ici écrit la poésie comme un désir, qui ramène au corps, à la sexualité qui s’épanouit dans le choix :
« Chèr/e poèm/e,
Hâte-toi, souffle-lui dans le cou, sous cette boucle d’oreille pédée, entre les cuisses, à travers le portal en guimauve en latex de ses rêves, guest-star dans les films où iel guette une gouine téméraire un baiser, monte dans le roller coaster de ses premières fois, cruise ses utopies et ses ennemies, embras/s/e ses intentions, excite son langage et contamine ses relations, vivifie le récit qui se forme sous sa peau ses doigts ses yeux à l’écran : inspire la jeune ? fille ?, donne-lui de quoi aimer son ombre, la folie de son corps, son pouvoir très ardent, fais-lui sentir que toute est possible, toutes, qu’iel ne désespère pas. »
Parce que la poésie écrite par des femmes reste un combat, une bataille contre les mécanismes hétéro-normatifs qui n’épargnent rien ni personne. Nos meilleures armes : la sororité et l’écriture. Sophie G. Lucas, en s’adressant à la jeune poète qu’elle serait aujourd’hui, estime que :
« [S]a génération soulève ce que je n’ai pas pu soulever.
Au pied de biche.
Arrachant les coins et les bords.
C’est peut-être ça, écrire. Soulever. Arracher. Révéler. »
Et Marina Skalova de lui répondre dix pages plus loin :
« Je ne dis pas que tu tires à balles réelles
Je ne dis pas que l’écriture doit être une arme
Mais c’est une possibilité
Tu as du pouvoir
Ne le sous-estime pas. »
La poésie est une arme politique, insurrectionnelle, intersectionnelle et travaille à une langue « au nom de la justice que le texte incorporera » (Milady Renoir). Bien sûr que le titre nous ramène à Rilke et ses fameuses Lettres à un jeune poète et à l’édition récente de ses Lettres à une jeune poétesse (aux éditions Bouquin), sauf qu’ici, on est au présent, à une poésie actuelle, ancrée dans nos colères sociales, nos peurs violentes, nos désirs exaltés, à la matière littéraire profonde, authentique et véritable. Bien sûr qu’on a envie d’écrire, de lire, de s’engager dans le combat en refermant ce recueil. Je ressens une immense gratitude pour les poéte·sses Chloé Delaume, Sonia Chiambretto, Rébecca Chaillon, Adel Tincelin, Rim Battal, Liliane Giraudon, Ryoko Sekiguchi, Nathalie Quintane, Milady Renoir, Sophie G. Lucas, Marina Skalova, Lisette Lombé, Édith Azam, Ouanessa Younsi, Sandra Moussempès, Michèle Métail, le RER Q et Aurélie Olivier.
Lucie Barette, docteure en littérature et langue françaises, se fascine pour les manières qu’ont les femmes de composer avec les injonctions et les contraintes qui pèsent sur elles pour faire œuvre littéraire et médiatique. Entre deux livres poussiéreux, elle glisse une table de mixage pour mettre en lumière le hip-hop swaggé des minorités de genre et faire bouger les capillarités pailletées de ses adelphes de luttes.