En 2018, ChEEk magazine décrivait le club de lecture comme « le nouveau haut lieu du féminisme ». Des book clubs, il y a en a partout et pour tous les goûts. Qu’ils se focalisent sur un thème ou un genre précis ou qu’ils soient menés par une célébrité ou un·e libraire, le rituel est presque toujours le même : un groupe de personnes se rassemblent de manière plus ou moins régulière et parlent de leur(s) lecture(s). Mais quel rôle social ou politique peut avoir cette pratique dans la libération de la parole des femmes ?
Emeline Berton, chargée de projet à la Foire du livre de Francfort, a créé le cercle de lecture féministe et berlinois Éléphantes en octobre 2020 pour discuter de textes écrits par des femmes et/ou sur les femmes. Elle nous raconte comment un book club peut devenir un espace de lutte féministe.
Özgül Demiralp : D’où t’es venue l’idée de créer ce club de lecture ?
Emeline Berton : J’avais envie de trouver un book club et je n’en avais pas trouvé à Berlin qui me corresponde, qui ait ce profil féministe et qui soit francophone. En tant qu’expatriée, on est beaucoup à ne pas oser entrer dans la vie culturelle de la ville dans laquelle on habite par peur de la langue, par peur de ne pas savoir quoi dire. Donc j’ai lancé l’idée sur Facebook, ça a très bien pris, j’ai tout de suite eu beaucoup d’intéressées. Et dès les premières rencontres il y a eu un sentiment de communauté, et j’ai senti qu’on en avait toutes besoin. Il s’est créé une sorte de safe space où les gens étaient à l’aise pour parler de choses plus personnelles que leurs lectures. Ça m’a beaucoup touchée, et j’avais envie que ça se développe.
Ö.D. : Pourquoi avoir voulu que le book club soit féministe ?
E.B. : J’ai fait des études littéraires, j’adore lire depuis que je suis toute petite, je suis passionnée de traduction, et je me rends compte que ma culture littéraire était faite que de grands auteurs et qu’il n’y avait quasiment pas de femmes. Je trouvais cela dommage et j’avais envie de changer ma perception, de lire des choses qui me ressemblaient plus, qui me donnaient la vision qu’une femme a sur le monde. Cela me permet aussi d’avoir une autre vision de moi, des hommes, des outils que j’ai pour mener ma vie de femme et d’avoir une meilleure idée de ce dont ont besoin les femmes qui m’entourent. Et finalement je n’ai jamais autant lu d’autrices et je n’ai quasiment plus lu d’auteurs depuis que j’ai commencé Éléphantes.
Ö.D. : Il vient d’où ce nom, Éléphantes, d’ailleurs ?
E.B. : Je cherchais un nom qui claque et qui soit facile à retenir. Je me suis dit que c’est toujours bien d’avoir un animal comme totem. L’éléphant m’a tout de suite plu, c’est un animal que l’on se représente comme une force tranquille. On ne l’associe pas avec de la violence, mais avec de la puissance. Quand on le décline au féminin, ça incarne bien ce que les femmes sont pour moi : des êtres pleins de force et que l’on sous-estime beaucoup.
Après avoir migré en ligne lors du confinement, les rencontres ont à nouveau lieu en public et face à face, avec un choix libre de lecture. Photo : Éléphantes / Viktoriapark, Berlin, le 15 mai 2021
Ö.D. : Tu as choisi d’organiser les rencontres autour d’un choix libre, plutôt que d’imposer une lecture.
E.B. : C’était surtout par curiosité, pour pouvoir permettre à chacune de s’exprimer, mais aussi pour pouvoir découvrir toute la pluralité des existences des femmes. Forcément, on présente souvent un livre qui nous touche personnellement. Je trouve ça génial de voir à chaque fois qui propose quoi, et pour quelle raison. Ça me permet aussi de voir comment il résonne en moi, parce que c’est peut-être un livre vers lequel je ne me serais pas tournée. Je ne voulais pas que ce soit trop scolaire non plus. L’ambiance est souvent légère lors des rencontres. Chacune amène une lecture choisie, et parfois ce choix se fait de manière spontanée. Ça reste facile d’accès.
Ö.D. : Est-ce qu’on parle que de livres dans un book club ?
E.B. : Non, et surtout pas dans un book club qui se dit féministe. On parle des livres pour parler d’autres choses, pour parler de nous, de ce qui nous révolte, de ce qu’on ne comprend pas. Je suis étonnée, parce que moi-même je suis très littéraire et je m’attendais à ce qu’on parle du style ou de la langue utilisée par les autrices, mais en fait on voit que c’est vraiment l’expérience humaine qui intéresse et ce que ça révèle de la condition actuelle des femmes. Je suis toujours très touchée quand il y a des témoignages personnels. C’est arrivé aussi que des choses très lourdes soient confiées. Je trouve ça beau d’avoir cette intimité, sans aucun jugement. Donc ça va toujours un peu plus loin que le livre lui-même.
Ö.D. : De plus, le book club se décline aussi sous forme d’événements, comme la conférence organisée en mai 2021 avec des associations féministes.
E.B. : Parfois on peut se retrouver dans une bulle francophone et on ne sait pas trop ce qui se passe à Berlin dans le monde du militantisme ou de la culture. J’avais envie qu’on connaisse d’autres structures et qu’on puisse se mettre en lien, à travers une série de rencontres intitulée ‘Éléphantes meets…’. On a eu un rendez-vous avec les colleuses de Berlin, Feministische Plakate Berlin, et le collectif féministe de spoken words Political Agender. Il y a au de l’émulation, ça a inspiré beaucoup de personnes, et il y même des filles du book club qui se retrouvent à coller maintenant. Nous organisons aussi une Sommerfest, qui aura lieu le 31 juillet. Cela fait presque un an que le groupe existe et on s’est en fait peu vues toutes ensembles [ndlr le groupe compte 242 membres au total sur Facebook]. Alors pourquoi ne pas faire une fête, où l’on crée une scène pour lire avec des autrices et un auteur, et on donne aussi la possibilité à des femmes du groupe de lire des textes qu’elles ont écrits ou qui les ont marqués. Il y aura également de la musique et un marché aux puces de livres. C’est une manière de faire monter Éléphantes sur la scène culturelle berlinoise.
Ö.D. : Quel rôle justement penses-tu que le club de lecture puisse jouer en tant que pratique sociale et culturelle ?
E.B. : Ça offre un safe space et un lieu, virtuel ou non, où on peut se retrouver, parler d’œuvres et de questions qui nous touchent. C’est comme un incubateur, parce que je pense que plus les membres viennent et plus elles s’y épanouissent aussi. Non seulement ça a créé des liens, mais ça a inspiré certaines personnes à se renseigner davantage sur certains sujets, ou les a motivées à agir plus sur le plan politique ou le plan militant. C’est très important pour les femmes d’avoir ces endroits privilégiés et protégés où l’on peut être soi-même. Donc le book club a aussi une fonction politique.
Ö.D. : La lecture est pourtant une activité plutôt solitaire. Qu’est-ce qui se passe quand ce voyage intérieur s’ouvre à la compagnie des autres ?
E.B. : C’est vrai que c’est solitaire. Je ne parlais pas beaucoup de mes lectures avec mes ami·e·s, parce que c’est quelque chose qui résonne généralement sur le plan personnel. Mais le fait de se rendre compte que toute personne peut avoir une interprétation différente, ça ouvre le champs des possibles. Ça permet aussi de se situer en tant que femme, en comparant nos lectures et nos sensibilités. Moi, en tant que personne blanche, issue d’une classe moyenne, qui a un emploi, je suis très privilégiée. Discuter de livres avec des personnes qui ont différentes expériences ou qui n’ont pas les mêmes privilèges, ça m’a aussi beaucoup ouvert l’esprit. Parler d’un livre à plusieurs, ça fait résonner des voix et ressentis multiples.
Livres présentés lors d’une rencontre du book club. Photo : Éléphantes / Körnerpark, Berlin, le 26 juin 2021
Ö.D. : L’autrice Siri Hustvedt écrit dans Un été sans les hommes que le book club, « il en pousse partout comme des champignons, et c’est une forme culturelle entièrement dominée par des femmes ». Les cercles de lecture sont-ils un phénomène majoritairement féminin ?
E.B. : Oui. Même ma grand-mère m’a fait part du fait que les book clubs dont elle faisait partie étaient uniquement féminin à l’époque. Là quand je regarde à Berlin ou autre part, tous les groupes que je connais sont féminins. J’explique cela par le fait qu’on a besoin de ces espaces – surtout que les hommes ont déjà tout l’espace possible pour se retrouver entre eux. C’est une impulsion naturelle au final, c’est quelque chose qui revient aussi dans la littérature féministe depuis des lustres, comme dans Une chambre à soi de Virginia Woolf. Je souhaiterais également que le book club puisse être un espace mixte, j’ai des amis qui lisent beaucoup et qui ont des choses intéressantes à dire. J’aimerais donc bien inviter les hommes aussi, mais s’ils sont là, quelle serait la place de leur parole : est-ce qu’ils seront là pour écouter ou est-ce qu’on a envie aussi qu’ils donnent leur avis ? Je ne sais pas, c’est une vaste question.
Ö.D. : Comment expliques-tu ce regain d’intérêt pour le book club durant ces dernières années.
E.B. : Je pense que d’une part on a les outils, notamment virtuels, pour organiser des rencontres. Mais ça va en parallèle avec l’évolution du marché du livre et l’explosion de la littérature féministe. Il y a aussi de plus en plus de médias féministes qui font des recommandations, qui parlent d’ouvrages féministes. Il y a beaucoup d’information disponible, c’est l’actualité aussi qui veut cela, et cela motive les gens à se rencontrer et à échanger. Avec les réseaux sociaux, tout le monde peut s’exprimer, donner son avis, dire j’ai lu ce livre. C’est devenu très à la mode.
Ö.D. : Qu’est-ce que tu envisages pour le futur d’Éléphantes ?
E.B. : J’aimerais beaucoup que l’on puisse se retrouver de manière régulière, que l’on puisse aller ensemble à des événements culturels, des lectures ou autres, et que l’on fasse partie du petit paysage littéraire francophone et berlinois, en tant que lectrices et curieuses. On a aussi un projet en cours avec le Centre Français de Berlin, sous forme de concours d’écriture ouvert à tous·tes, avec des prix et un financement. C’est prévu d’ici la fin de cette année.
Vous pouvez retrouver Missives le samedi 31 juillet à la Sommerfest d’Éléphantes. Nous y proposerons la vente de trois modèles de sacs illustrés par des femmes talentueuses à l’effigie de femmes talentueuses :
– Sac Maya Angelou illustré par Graceuh
– Sac Olympe de Gouges illustré par Gwendoline Goubard
– Sac Monique Wittig illustré par Marie Fredhal
Journaliste suisse basée à Berlin, Özgül traite l’actualité internationale au quotidien pour une agence de presse, et a auparavant travaillé pour la télévision et la presse écrite. Elle se passionne en parallèle pour des sujets culturels et féministes, et sa bibliothèque s’agrandit progressivement pour accueillir plus d’ouvrages allant dans ce sens.