Cette collection du Mercure de France a le mérite de donner à lire des textes variés autour de villes et de thématiques, offrant une entrée bibliographique intéressante. Ici, c’est aux féminismes qu’est consacrée la récente anthologie orchestrée par Emmanuelle de Jesus-Tritz, autrice jeunesse (Salmacis, Hachette Jeunesse, 2014). La couverture montre une manifestation du MLF, avec, en tête de cortège, quelques figures souriantes et déterminées qui nourrissent encore les rayonnages consacrés aux féminismes de nos bonnes librairies.
Il est toujours pertinent de rappeler, afin de déconstruire quelques clichés à la vie dure, que des femmes questionnent et combattent les inégalités de genre depuis plusieurs siècles. C’est ce que permet la lecture de ces textes allant du XVe (Christine de Pisan) au XXIe siècles (Grisélidis Réal). Les luttes féministes actuelles sont en effet les héritières d’une histoire, souvent réduite à quelques épisodes ou « vagues ». Les courts extraits sont réunis en trois grands mouvements : « Le corps des femmes », « L’esprit des femmes », « Combats ! » Ils réunissent des extraits de textes de fictions (L’Art de la Joie de Goliardia Sapienza), d’essais (King Kong Théorie de Virginie Despentes), de manifestes (La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympe de Gouges). Les thématiques abordées recouvrent la sexualité, le viol, le choix de la maternité, le travail du sexe, le mariage, le port du voile, ou encore la participation à la vie politique.
Les éclairages apportés par Emmanuelle de Jesus-Tritz sont parfois lumineux : la précision concernant l’abbaye d’Auberive, lieu d’emprisonnement de Louise Michel, devenue un centre d’art contemporain et hébergeant la « Ronde des prisonnières » de Badia ; la réception critique d’Une Vie de Maupassant par Banville ; la préface réinscrivant ces thématiques dans des enjeux actuels de pandémie.
Pourtant, cette anthologie me laisse un goût amer. Je pensais que c’était la brièveté des textes qui me frustrait, habituée et formée à lire les textes déployés dans leur plus grande envergure. J’ai encore pensé qu’il s’agissait de mon goût pour la précision, déçue de ne pas savoir comment et pourquoi ces textes et leurs extraits avaient été choisis, selon quels critères, à partir de quel corpus, ou encore confuse devant le classement thématique – pourquoi ne pas faire suivre les extraits de Leclerc et Halimi évoquant les règles ? – et étonnée de quelques imprécisions ou coquilles dans les informations données : Daubié (1824-1874) n’écrit pas par anticipation La Femme pauvre du XXe siècle (p. 93) mais dresse bien une analyse de La Femme pauvre du XIXe siècle.
Et en fait, c’est autre chose qui me contrarie ici, des éléments qui ne tiennent pas seulement à la forme mais à un positionnement éditorial, que j’apparente à du féminisme washing1. J’ai du mal à accepter qu’on puisse ranger ces textes, parfois peu rendus visibles par l’historiographie traditionnelle, du côté du « goût pour », comme s’il s’agissait d’un loisir, d’une simple curiosité, au même titre que « Le goût des cochons » paru dans la même collection en 2019 (même si je n’ai vraiment rien contre les cochons et le plaisir qu’on peut ressentir à leurs entourages). Au vu des enjeux sociétaux soulevés par les questionnements féministes, au vu des études fouillées produites, au vu des fictions et essais publiés cette année, au vu des débats parfois véhéments et violents ciblant les féministes, il est étonnant de se saisir du féminisme par l’angle du « goût ». Le ferait-on pour une autre forme de lutte contre des discriminations ?
Admettons et partons du principe d’une lecture subjective, du « goût » de l’autrice pour le féminisme : le fait est qu’on ne saisit pas d’où elle exprime ce goût, sur quoi il repose. Pourquoi Emmanuelle de Jesus-Tritz plutôt qu’un·e autre ? Sûrement a-t-elle une vraie sensibilité pour les idées et les combats féministes, ce n’est pas ce que je remets ici en question, j’interroge plutôt le format qui ne laisse pas de place au métadiscours, à l’explicitation de ce « goût », laissant alors fleurer une considération désinvolte pour les raisonnements féministes.
J’émets également des réserves concernant les libertés prises avec les textes : pourquoi les ré-intituler quand on ne connaît pas toujours leurs titres sur le bout des doigts ? Il y a aussi des annotations et commentaires qui me laissent circonspecte. Se lisent des réflexes d’euphémisation du travail artistique des femmes qui me gênent lorsqu’Emmanuelle de Jesus-Tritz nomme par leurs prénoms certaines autrices quand elle ne le fait pas pour Guy (de Maupassant) ou François (Poullain de la Barre). Je note aussi que lorsqu’elle commente les accusations de trans-phobie portées à l’encontre de Germaine de Greer, elle évoque un choc entre « les pionnières du féminisme contemporain liant oppression des femmes et famille traditionnelle, vantée par la société capitaliste de consommation, et féministes de la ‘troisième vague’ pour lesquelles les questions de genre et d’épanouissement personnel passent avant une révolution politique » (p. 27). Passons sur l’idée selon laquelle les féministes des années 70 seraient les premières féministes contemporaines et la notion de « vagues », ce à quoi je n’adhère pas ; mais comment ne pas bondir à la lecture de ce raccourci caricatural des réflexions féministes actuelles faisant fi des élans collectifs, des luttes politiques queer, des visibilisations durement bataillées des questions trans, des critiques du validisme, de la grossophobie et de la misogynoir… qui sont tout autant des revendications politiques.
Finalement, c’est l’intention éditoriale qui ne répond pas à la qualité des textes inclus dans cet ouvrage. Il conserve cependant l’intérêt de regrouper une sélection, sinon exhaustive, au moins kaléidoscopique des productions féministes de ces six derniers siècles, illustrant le fait que ce n’est pas seulement notre époque qui un goût de féminisme.
1 Voir à ce sujet l’excellent essai de Léa Lejeune, Féminisme Washing, Quand les entreprises récupèrent la cause des femmes, paru au Seuil, en mars 2021.
Lucie Barette, docteure en littérature et langue françaises, se fascine pour les manières qu’ont les femmes de composer avec les injonctions et les contraintes qui pèsent sur elles pour faire œuvre littéraire et médiatique. Entre deux livres poussiéreux, elle glisse une table de mixage pour mettre en lumière le hip-hop swaggé des minorités de genre et faire bouger les capillarités pailletées de ses adelphes de luttes.