Je suis plutôt du genre voyageuse immobile, très craintive, qui n’ose pas vraiment aller voir plus loin que le bout de son nez lorsqu’il s’agit de prendre des risques, de s’aventurer au-delà de son petit monde confortable et douillet. Rencontrer Lucie Azema et j’insiste sur le mot rencontre car c’est ainsi que j’ai vécu la découverte de son compte Twitter, fut un moment d’émerveillement, un voyage vers l’inconnu. Soudain, j’avais envie de prendre une valise, d’y fourrer tout un tas d’affaires pour certaines inutiles et de partir vers une destination qui bousculerait mon quotidien. Mon retour à la réalité fut très rapide, le choc pas trop violent. Je ne suis pas de la trempe des voyageuses intrépides mais j’ai toujours les tweets de Lucie Azema pour voyager par procuration. Dans ces derniers, du sucré et du salé, des couleurs chatoyantes, des langues envoûtantes et des paysages saisissants. Comme elle, je me laisse « dévorer par le voyage », j’attise ma curiosité mais je me contente de le faire à travers mes lectures et bien au chaud sous mes couvertures. Aussi, lorsque j’appris que la personne tenant le compte Twitter qui apportait douceur et chaleur à une vie devenue beaucoup trop sédentaire (même pour moi) à cause de la crise sanitaire dont nous ne réussissions pas à nous dépêtrer allait sortir un livre, je ressentis un mélange d’enthousiasme et d’impatience.
Un livre sur les femmes et leur rapport au voyage, un ouvrage qui serait résolument féministe, inclusif, qui déconstruirait ces limites soi-disant infranchissables imposées aux femmes, qui présenterait « des noms jusqu’alors inconnus, aux destins magnifiques, tragiques – chaque fois bouleversants ». J’étais d’autant plus excitée à l’idée de me plonger dans cette lecture que depuis quelque temps je m’étais jetée la tête la première dans la découverte de récits biographiques et autobiographiques de femmes osant balayer les injonctions et repousser les obstacles mis sur leur chemin par le patriarcat qui se pense tout puissant alors qu’il n’est que fragilités. J’ai croisé le chemin de la militante infatigable Gloria Steinem, admiré la ténacité d’Alexandra David-Néel et vogué auprès des Femmes Pirates de Marie-Ève Sténuit. Je me sentais donc prête à suivre Lucie Azéma, ma nouvelle guide de voyage, pour de nouvelles aventures réjouissantes et pleines de surprises, beaucoup plus palpitantes que mon horizon actuel qui se limite à la tour Montparnasse, à une barre d’immeuble et au salon de mes voisins.
Alexandra David-Néel
L’autrice nous emporte vers « un continent de liberté solitaire où vivent des femmes aventurières qui réalisent leur rêve de voyages. » Partir vers l’ailleurs, c’est une pulsion, un besoin, une nécessité alors Lucie Azema nous fait part de son cheminement personnel, des lectures qui l’ont accompagnée, ses « classiques intimes » et nous propose de suivre les pas de celles qui ont décidé de faire partie du voyage.
Bien souvent oubliées, elles ont subi une « véritable entreprise d’invisibilisation » et leur parcours fut parsemé d’obstacles en tout genre. Ce sont ces embûches que l’autrice prend le temps de décrypter. Elles sont liées à la vision purement masculine du voyage, celui-ci ne peut être que l’apanage des hommes, ils sont libres de leurs mouvements alors que la femme a un rôle très précis à jouer dans la société. Une véritable « fabrique de la masculinité ». C’est l’entre-soi masculin qui se déploie, s’étend et ne laisse aucune place à la présence des femmes. On retrouve cette volonté de dominer, voire d’asservir, d’exclure et de se mettre en avant, de se gonfler d’importance. On justifie l’impossibilité pour les femmes de voyager par des élucubrations, des motifs absurdes. Elles sont là pour attendre et/ou pour accueillir. Que ce soient les épouses abandonnées, laissées sur le côté ou les femmes rencontrées sur les territoires explorés, elles sont reléguées à des rôles très bien définis : objets sexuels, repos du guerrier, mères. Lucie Azema analyse de façon très détaillée cette misogynie ambiante en présentant de nombreux exemples. Surtout gare à celles qui oseraient contrevenir aux règles que le patriarcat leur impose, ces femmes sont méprisées et moquées, victimes des « ricanements masculins ». « Une femme qui voyage se retrouve […] tiraillée entre deux représentations misogynes : elle serait soit une novice, une incompétente qui a peur de tout et n’est capable de rien, soit une traînée, une fille de mauvaise vie qui expose sa vertu aux quatre coins du monde. » Les expériences de voyageuses citées dans le livre comme celles d’Alexandra David-Néel, Ada Blackjack, Nellie Bly ou encore Gloria Steinem illustrent avec justesse toutes ces difficultés qu’elles ont rencontrées au cours de leur vie, de l’image qu’on a voulu leur donner, de la manière dont chacune de leurs actions, de leurs décisions sont scrutées et critiquées, toujours sous le prisme du genre. On les ramène toujours à leur statut de femme. Par ailleurs, Lucie Azema met également l’accent sur le fait que la littérature de voyage est liée à la colonisation, que c’est une vision de l’homme blanc que nous avons principalement et que finalement celui-ci a une posture de dominant qui s’ouvre donc peu à ce qui l’entoure. Or, « si le récit du monde n’est produit que par une seule partie de celui-ci, il demeure nécessairement partiel. » Déconstruire, ne pas « figer l’identité de l’autre », rejeter nos fantasmes en « [chassant] l’exotisme » et s’efforcer de « décoloniser son imaginaire » sont des étapes primordiales pour évacuer toutes ses perceptions qui faussent la réalité.
Nellie Bly
Le propos de Lucie Azema se concentre ensuite sur les possibilités pour chaque femme de s’émanciper et donc de se libérer totalement de l’emprise des codes auxquels elles sont soumises. « La liberté ne peut être que mouvement, elle nécessite un élan, des étapes, une visée, une impossibilité de la fin qui tous tendent vers une recherche d’illimité. […] Tout se mue en une lente urgence, une dépossession qui nous révèle, un empressement à arpenter l’horizon qu’on fuit et rattrape à l’infini. »
Refuser l’enfermement et prendre ses jambes à son cou pour trouver un nouveau souffle, un air plus pur, imposer sa présence, s’arroger « le droit de prendre des risques ». Là encore les récits pris pour exemples sont ceux concernant Alexandra David-Néel mais l’autrice nous présente également d’autres voyageuses comme Annemarie Schwarzenbach pour qui le voyage lui avait offert la possibilité de sortir de la cage « dans laquelle son milieu et sa famille l’avaient mentalement enfermée ». Partir c’est s’affranchir et s’opposer au contrôle des corps et de l’esprit. « Voyager pour une femme est un acte fondateur. » Même si notre société entretient volontairement la peur, la vulnérabilité, la faiblesse il faut réussir à « passer entre les barreaux ». C’est d’une reconquête dont nous parle Lucie Azema, ce sont des conseils, des pistes pour trouver sa voie en tant que voyageuse ou future voyageuse. Il faut parvenir à trouver sa propre liberté, oser les sacrifices et ne pas regarder en arrière. Elle revient sur ce que Virginia Woolf a appelé sa « chambre à soi ». C’est très important car celle-ci n’est pas seulement quelque chose à trouver dans le cadre du voyage. C’est un lieu unique, propre à chacune d’entre nous, un lieu où on peut reposer notre esprit, trouver son chemin, un endroit à soi pour s’atteindre. Grâce à ses propres expériences, l’autrice nous invite à trouver une routine pour « donner de l’épaisseur au quotidien » et ne pas oublier d’emmener avec soi quelques morceaux de notre vie sédentaire pour conserver « une continuité avec soi-même ». Finalement, le but est de trouver sa place dans ce monde et « écouter son corps ». Elle appuie sur le fait de s’appartenir pour mieux « décentrer son regard et offrir à la multitude qui nous entoure, elle aussi, sa vraie place. » Sa dernière proposition est d’une puissance sublime, une explosion colorée, une affirmation de soi : nous devons être libres de « voler en éclats. » Un sentiment de libération qui vous étreint et vous transperce.
Annemarie Schwarzenbach
Les écrits de Lucie Azema libèrent, sont une invitation à briser tous les carcans. Cette libération peut être douloureuse et difficile voire longue car lorsque depuis votre plus jeune âge on vous martèle que votre place est à un endroit et pas à un autre il est très vite compliqué d’oser franchir le pas. C’est donc un réel plaisir, un moment agréable que ce livre nous propose mais c’est aussi un manuel de défense avec des arguments, des sources sur lesquelles s’appuyer pour contrer l’invisibilisation des femmes dans le domaine de l’exploration et de l’aventure. C’est une transgression dans une société qui a encore beaucoup à faire pour laisser de la place aux femmes. Ce n’est pas à elles de la trouver, elle est déjà là mais le patriarcat s’évertue à la lui refuser.
Grâce à une bibliographie très riche et inspirante, son histoire personnelle et une prose qui attise notre imagination, l’autrice nous tend la main pour nous emporter dans des contrées lointaines où nous posons avec délicatesse notre regard afin d’avoir un aperçu de la beauté du monde qui nous entoure. À la fin de cette lecture, nous nous sentons toutes du voyage. Nous prenons notre liberté.
« Le voyage n’est pas une vie parallèle, une vie où l’on partirait et d’où l’on reviendrait. Pour celles qui voyagent, elle est la vie brutalement réelle, non rêvée ; la vie affranchie et solitaire ; la vie absolue, entière, irréfutable. »