Mélie Boltz Nasr est une autrice, podcasteuse et formatrice franco-anglo-libanaise. Qu’elle travaille sur des réécritures de contes dans Re : Contes, sur des histoires familiales dans son podcast Passé Recomposé, ou bien sur ses différentes formations, l’unité de son travail se retrouve dans l’importance qu’elle accorde à la transmission.
« Tu es la Fille de millénaires d’histoires qui t’échappent et qui s’écriront malgré tout sans toi. Tu es l’enfant d’un destin qui te dépasse et t’emporte. Tu es ici et maintenant. Tu es ta vie. Tu es ce que tu es. Tu n’es pas le pont. Tu es une rive. »
Extrait de « Partir là-bas »
Dans Re : contes, un recueil auto-édité via une campagne de financement participatif, l’autrice a décidé de se réapproprier certains contes, de les réécrire, à sa façon : moderne, féministe et empouvoirante. Les neuf contes proposés par Mélie Boltz Nasr sont haletants, dérangeants, exaltants, parfois cruels mais toujours très justes. La plume de l’autrice est d’une grande sensibilité et toujours fluide, que le style soit familier ou plus soutenu, que la forme soit versifiée ou en prose.
J’ai eu la chance de m’entretenir longuement avec Mélie Boltz Nasr que je remercie chaleureusement pour son temps et sa générosité. L’interview qui suit est une retranscription de notre discussion.
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Manon : Dans l’émission Bientôt un livre du 21 août 2020 proposée par Isabelle Bapteste, tu dis détester les contes de fées. Est-ce quelque chose que tu ressentais déjà quand tu étais petite ? Ou cette détestation est-elle arrivée plus tardivement ?
Mélie : J’ai senti très jeune que je n’aimais pas les contes de fées. Je pense que cela est lié au fait que j’ai compris assez tôt également que l’on me demandait d’agir d’une certaine manière parce que j’étais une fille. Je ne me reconnaissais pas du tout dans ces injonctions. Je voyais surtout que, dans toutes les histoires qu’on nous racontait, les filles étaient très passives quand, à l’inverse, les garçons étaient les moteurs des histoires. Donc très tôt je n’ai pas aimé les contes, j’avais l’impression que c’était constamment la même histoire. Quand j’étais ado, autour de 15 ans je crois, j’ai voulu lire Psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim. Je me suis dit que cela me permettrait peut-être de comprendre pourquoi je n’aimais pas les contes de fées. Et finalement j’ai juste réalisé que je détestais sa façon de projeter sa vision d’homme d’une certaine époque sur la compréhension qu’avaient les enfants des histoires qu’on leur racontait. J’avais donc cette relation aux contes de fées depuis longtemps et je ne m’attendais pas du tout à en écrire un jour !
Manon : Tu parles de la projection que faisait Bettelheim de sa pensée sur les contes, et je réalise en effet que les idées que nous nous faisons de ces contes sont toujours induites par la vision d’hommes d’une autre époque : Perrault, les frères Grimm, Walt Disney… Ce que l’on propose aux enfants comme un récit universel est en fait une histoire située et subjective. Est-ce qu’avec Re : Contes tu as voulu resituer ses histoires et offrir un point de vue alternatif ?
Mélie : Ta question me fait penser à plein de choses différentes… J’ai l’impression déjà que, dans notre histoire, l’époque victorienne – en tout cas l’époque de la colonisation – est une époque où l’on a voulu classifier les choses afin de les rendre immuables. Cette manière de penser a été calquée a posteriori sur tout ce qui s’était déroulé dans le passé. Et nous sommes aujourd’hui les héritier·ères de cette volonté de mettre des étiquettes, de dire « voilà le féminin », « voilà le masculin » par exemple. Ensuite, il ne faut pas oublier que les contes sont un matériau oral. Et le grand paradoxe, dans lequel j’entre aussi, c’est qu’un matériau oral a une plasticité beaucoup plus forte qu’un matériau écrit. Or nous vivons aujourd’hui dans une culture de l’écrit, une culture de l’image également. Quand les Grimm sont allés chercher les contes, quand Perrault les a écrits pour amuser la Cour, quand Disney – qui avait quand même une pensée politique assez particulière – propose ses histoires… ils ne le font pas de manière neutre et universelle. On a tendance à penser que cela remonte à des temps immémoriaux ; on a envie de retrouver des archétypes qui sont tellement inconscients qu’ils en deviennent figés. Et en fait, je ne suis pas certaine qu’ils existent, et surtout je ne sais pas si c’est cela qui est le plus amusant à lire… Si j’ai réécrit les contes, c’est parce que je voulais écrire des nouvelles à un moment où je travaillais un projet de roman très difficile. Je vois l’écriture comme un artisanat : si tu ne fais que des charpentes de toits, quand tu rencontres des difficultés, tu as juste envie de faire un ou deux jolis meubles à côté pour peaufiner les choses autrement et progresser. Et les nouvelles pour moi, c’était simplement ça au début. Pour m’amuser j’ai pris un matériau connu de presque tout le monde, et j’ai voulu en faire autre chose. Maintenant, quand je parle du livre, je dis que c’est féministe et que j’ai voulu déplacer le regard, mais je veux surtout inviter les gens à s’amuser avec les histoires qui nous entourent.
Manon : Certains contes ont-ils été particulièrement faciles ou difficiles à écrire ?
Mélie : Oui, il y a des choses qui sont venues plus facilement que d’autres. Je travaille souvent avec une scène ou une situation qui me vient en tête, et à partir de cela je vais essayer de creuser ce qui m’intéresse ou le personnage qui m’intéresse. Par exemple, pour « Sleeping Beauties », je savais que je voulais une situation particulière : je voulais que la Belle endorme des personnes, et voir ce que cela allait créer. On entend tellement les histoires racontées d’une certaine manière qu’on ne voit plus les motivations des personnages. Si les histoires nous intéressent, c’est parce que les personnages agissent d’une certaine manière. Et c’est ce qui motivait mon travail. Par ailleurs, comme le but était de m’amuser avec ces nouvelles, j’ai voulu tester des styles d’écriture différents, jouer avec la forme. Par exemple, il y a un conte que j’ai voulu écrire en m’inspirant du style de Kasuo Ishiguro (je suis fascinée par ses personnages qui passent toujours à une respiration de dire ce qu’ils ont à dire et de demander ce qu’ils veulent demander). Il s’agit de « Quand j’étais prince » et il a été très dur à écrire. J’ai eu peur que les gens s’ennuient. J’ai eu tellement de douleur à le faire arriver au bout… je me suis dit que les gens allaient me détester d’avoir écrit ça ! Et pourtant de nombreuses personnes me le citent comme étant un de leurs préférés. Après, il y a d’autres difficultés. Par exemple, il y a un conte qui touche à des réalités LGBTQI+ que je ne vis pas personnellement et j’ai fait appel à une personne concernée pour le relire. Sa validation finale a fait que je me suis sentie à l’aise pour le publier. La plupart des personnages ne sont pas situés physiquement ou racialement, mais il y a un jeune homme qui se définit comme Arabe, qui s’appelle Karim, et il m’a donné des sueurs froides : je me demandais si je n’étais pas en train de renforcer des stéréotypes.
Manon : J’aimerais que l’on s’arrête maintenant un peu plus longuement sur un conte un peu différent des autres (dont je ne donne volontairement pas le titre) et sur sa thématique : la course à pied. Pourquoi avoir écrit là-dessus ?
Mélie : Souvent, les personnages féminins courent dans les histoires, et pourtant on entend tout le temps que les femmes ne savent pas courir ! Moi je fais beaucoup de course à pied et on m’a souvent dit que le corps des femmes était moins adapté à ce sport, ou qu’il ne fallait pas que je coure à certains endroits et à certains moments. Il y a une partie de moi qui aurait envie d’aller courir à 00h30 le long du canal, mais je ne le ferai pas parce que si je me fais tuer, ce sera de ma faute aux yeux de la société. J’éprouve énormément de liberté en courant, et pourtant la course à pied, pour les femmes, est fortement liée à toutes ces contraintes. Et il y a autre chose : quand je vais acheter mon matériel de course, tout est violet et rose dans les rayons ! À chaque fois que j’enfile mes chaussures, on veut me rappeler que je suis une femme et ça me rend dingue. Moi j’ai l’impression que mon corps est incroyablement puissant, mais on me dit sans arrêt : tu es une femme. C’est donc un univers que je trouve complexe et contradictoire. À l’époque où j’ai écrit ce conte, je courais en écoutant des témoignages d’anciennes marathoniennes de haut niveau, j’avais vu un documentaire sur le sujet, et j’ai découvert des coureuses comme Kathrine Switzer ou Gabriela Andersen-Schiess. Cela m’a donné envie de rendre hommage à ces femmes et c’est d’ailleurs pour cela qu’à la fin du conte en question il y a les prénoms de plusieurs coureuses.
Manon : Je sais que tu parles plusieurs langues : est-ce qu’écrire ce livre en français était une évidence ?
Mélie : J’ai grandi dans un contexte trilingue. La langue maternelle de mon père est l’arabe, en particulier le dialecte syro-libanais, ma mère est Française, et avant même que je parle, on a déménagé en Angleterre. Donc pendant longtemps ma langue forte a été l’anglais. Mon père a assez tôt arrêté de parler arabe avec nous, c’était compliqué pour lui d’entretenir cette langue, alors même qu’il est journaliste en arabe. Quand j’étais plus jeune, je me voyais devenir autrice en anglais. Je suis revenue en France quand j’avais environ 13 ans, et je ne savais pas bien écrire le français. Je ne comprenais aucune règle écrite du français même si je le parlais. Ce changement de pays a été un choc très fort, je me suis dit que je ne pourrais jamais écrire, d’autant que le système scolaire français sacralise énormément la langue française. Ma reprise de l’écriture a été un long processus. Je m’ennuyais un peu donc j’ai ouvert un blog (qui n’existe plus) pour rigoler, et j’ai remarqué que les gens aimaient bien lire ce que j’écrivais. Ensuite j’ai participé à un site de critiques de pièces de théâtre et la même chose s’est produite. Je me suis aussi rendu compte que si je n’écrivais pas, je me sentais moins bien. Le cheminement pour m’autoriser à écrire en français a été progressif. Aujourd’hui je sais que mon approche de la langue est non académique, car j’ai des influences que je ne maîtrise pas. Mais au lieu de me dire qu’il faut que je respecte les règles, je me dis qu’il faut que je respecte la façon dont les mots viennent à moi.
Manon : Quelle place prend l’idée de transmission dans ton travail en général et plus particulièrement dans ton podcast Passé Recomposé ?
Mélie : Quand je suis arrivée en France, en 2000, je savais déjà que l’Histoire était un sujet sensible. J’aime d’ailleurs beaucoup ce mot en français car, que l’on mette une majuscule ou pas, on entend le sens du mot : l’H/histoire c’est quelque chose que l’on se raconte. En 2002, avec le fameux second tour, j’ai pris conscience que l’immigration était un sujet important en France et que la façon dont on racontait le passé était problématique. On avait l’impression qu’il y avait les Blancs « de souche », et les autres. Et puis il y avait ce slogan également : « première, deuxième, troisième générations, nous sommes tous des enfants d’immigrés », qui est resté en moi pendant longtemps. Et dix ans plus tard, je me suis dit que j’aimerais interviewer les gens sur ce que leurs grands-parents avaient vécu, et faire ainsi une mosaïque qui permettrait de dire l’Histoire autrement. Je voulais mettre en avant le fait que la France, comme la plupart des pays, est un carrefour. Nous avons besoin de nous rappeler que la France est un terreau constamment mouvant de personnes qui entrent, qui sortent et qui créent une histoire commune. On ne peut pas figer les histoires. C’est le point commun entre mon podcast et ce que j’écris. C’est d’ailleurs paradoxal car j’utilise des supports pour défiger des choses… donc je suis en train de refiger autre chose. Mais ce sont des invitations à se questionner sur ce que l’on sait de ce qui nous a été transmis. Et maintenant qu’on en parle, mon métier de formatrice est encore un processus de transmission !
Manon : Est-ce qu’il y a des histoires qui t’ont aidée à te construire positivement ? Des histoires que tu n’as pas eu envie de réécrire ?
Mélie : Quand j’étais petite, je me suis beaucoup réfugiée dans la lecture, sans doute parce que c’était un médium pour comprendre les gens. J’avais trouvé une saga de fantasy sur neuf tomes de 500 pages chacun qui s’appelait The Last of the Renshai. Il y avait un personnage féminin qui était une guerrière incroyable. On pourrait la comparer à Xéna la Guerrière ou à Brienne of Tarth dans Game of Thrones. Je me raccrochais à ce type de personnages quand j’étais fatiguée des narrations habituelles. Plus récemment, je me suis mise à lire essentiellement des femmes pour m’aider à avoir des modèles positifs. Pendant un moment, ça a été Simone de Beauvoir, mais je me suis aussi beaucoup intéressée à Jane Austen, et à Virginia Woolf que j’ai découverte grâce à une biographie. J’ai réalisé que lire des biographies d’autrices me permettait de me construire positivement. On y découvre le lien entre ce qu’elles ont vécu et leur production. Et surtout, on se rend compte que l’on n’est pas seules : ce n’est pas bizarre d’être une femme et de vouloir écrire. Quand j’ai appris que Virginia Woolf avait dû avoir sa propre maison d’édition et sa propre imprimerie pour pouvoir publier ses livres, j’ai senti qu’il y avait une proximité de vécu avec mon parcours. Et c’est pour tout cela que sur mon compte Instagram (@melie_nasr) et sur mon site je mets en avant des autrices.
Manon : Comme Virginia Woolf, tu as dû créer toi-même les moyens de publication de ton livre que tu as auto-édité. Pourquoi et comment en es-tu arrivée à ce choix ?
Mélie : Vaste question ! J’ai eu une agente pendant un temps, et elle avait montré le recueil à certaines maisons d’édition qui m’avaient fait des retours personnalisés, mais aucune ne voulait parier sur mon texte. Je n’envisageais pas l’auto-édition au début, car je voulais travailler avec des professionnel·les du milieu pour avoir un accompagnement. Mais je trouvais quand même que le résultat de mon travail était plutôt abouti. J’ai donc choisi de faire des versions ebooks pour que mes ami·es puissent lire mon travail, mais aussi pour le protéger : ce que j’ai écrit était dans l’air du temps et je voulais que ce texte ait un ISBN, qu’il ait une réelle existence. Donc cette version numérique a été relue plusieurs fois par des correcteur·trices. J’ai fait appel à ma sœur qui est illustratrice pour faire la couverture. Mais à partir de là, certaines personnes ont commencé à me dire qu’elles voulaient une version papier ! J’ai fait un sondage auprès de mes proches pour savoir combien de personnes seraient intéressées, et j’ai eu une centaine de demandes. J’ai donc lancé un premier financement participatif en juin 2020 avec l’appui logistique de ma deuxième sœur, Bénédicte Aboul-Nasr. Il a duré à peine vingt jours et j’ai eu des commandes pour 160 livres. J’en ai imprimé le double. Cela m’a permis d’avoir un objet à montrer aux libraires. Fin septembre 2020, il ne me restait plus qu’une vingtaine de livres et j’ai lancé un deuxième financement participatif avec l’aide de Julie Bonnot du Soror Bar, qui m’a permis d’organiser des événements autour du livre. Deux cents livres étaient vendus grâce à la levée de fond, et j’en ai imprimé trois cents en plus. Actuellement il me reste donc un peu moins de trois cents livres à vendre, et j’en ai vendu un peu plus de cinq cents. Si je voulais faire vivre le livre, c’était à moi de faire le travail, et je suis impressionnée par ce que j’ai accompli avec les femmes qui m’ont accompagnée.
Où se procurer Re:Contes ?
Les versions Kindle, Kobo, iBooks sont disponibles ici : https://linktr.ee/melienasr
Plusieurs librairies ont mis Re:Conte en rayon :
– la Petite Egypte (Paris 2),
– Vendredi (Paris 9),
– Cariño (Paris 10),
– Violette and Co et la Friche (Paris 11),
– Mūn, Le pied à terre et la Régulière (Paris 18),
– les Buveurs d’encre (Paris 19),
– le Merle Moqueur et le Comptoir des mots (Paris 20)
– et l’Affranchie (Lille).Vous pouvez aussi le commander directement via le site de Mélie : https://www.melieboltznasr.com/shop
Viscéralement littéraire, éditrice de formation, libraire de profession, Manon passe une grande partie de son temps entourée de livres. Mona Chollet a changé sa vie, même si elle ne le sait pas. À ses côtés, Virginie Despentes, Simone de Beauvoir, Manon Garcia et tant d’autres forment le bouclier qui l’aide, pas à pas, à faire reculer le patriarcat.