« C’est étrange, d’écrire ces premiers mots, comme si je me penchais par-dessus le silence moisi d’un puits, et que je voyais mon visage apparaître à la surface de l’eau – tout petit et se présentant sous un angle si inhabituel que je suis surprise de constater qu’il s’agit de mon reflet. Après tout ce temps, un stylo a quelque chose de raide et d’encombrant dans ma main. Et je dois avouer que ce cahier, avec ces pages blanches pareilles à une immense étendue vierge, m’apparaît presque plus comme une menace que comme un cadeau – car que pourrais-je y relater dont le souvenir ne sera pas douloureux ? »
C’est par ces quelques mots que s’ouvre délicatement ce roman qui relève en fait du journal intime. La couverture apporte un sentiment d’apaisement et une douce sensation de chaleur. Ces deux jeunes femmes, baignées de lumière, qui se tiennent la main et se regardent, sont les gardiennes d’un fol espoir en un avenir meilleur. Les éditions Gallmeister ont le chic pour vous impressionner par leurs choix de première de couverture, qui attirent l’œil puis la main et enfin le fond de votre tote bag lorsque vous décidez qu’il vous faut absolument lire ce livre.
Jean Hegland a travaillé ce texte pendant de nombreuses années avant que celui-ci soit publié en 1996. Il aura fallu attendre 2017 pour qu’enfin une traduction française nous permette de le découvrir. La publication aux États-Unis ne fut pas une partie de plaisir, l’autrice a essuyé de nombreux refus de la part de maisons d’édition avant de réussir à faire accepter son manuscrit auprès d’un petit éditeur féministe.
« Nous essayons chacune de nous attaquer à la difficile tâche de se remémorer le plaisir du passé sans lui accorder d’importance dans le présent. »
Dans la forêt est un roman d’anticipation. Nous nous situons dans un futur proche, plutôt inquiétant. La civilisation semble avoir sombré. Plus d’eau, plus d’électricité. Internet, les plaisirs des sorties du week-end, une virée avec les ami·e·s, un repas en famille, écouter de la musique, conserver des aliments dans le réfrigérateur, un coup de téléphone. Toutes les choses qui faisaient notre quotidien, auxquelles nous étions habitués, ne sont plus accessibles. Au fil des pages, le/la lecteur.rice ressent ce manque, comme une sensation de membre fantôme qu’on pense toujours là et qui pourtant a définitivement disparu. Les héroïnes espèrent parfois que juste en fermant les yeux, en appuyant sur un interrupteur, la lumière de nouveau sera ! Le monde finalement sera redevenu comme avant. Elles se lassent très vite de ce « jeu », cet espoir un peu ridicule.
L’autrice apporte peu d’éléments sur le détail des événements qui ont engendré cette situation catastrophique qui met fin à notre société de consommation. Elle évoque quelques points, quelques pistes plus ou moins claires pour comprendre pourquoi notre monde et ses rouages ont échoué, souvent par la voix du père des deux jeunes femmes, un papa à la langue bien pendue et qui a bien souvent réponse à tout : « Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste, que les gens le veuillent ou non. Tout le monde dans ce pays fait partie des consommateurs les plus voraces qui soient, avec un taux d’utilisation des ressources vingt fois supérieur à celui de n’importe qui d’autre sur cette pauvre terre. Et Noël est notre occasion en or d’augmenter la cadence. » C’est dans cet univers bouleversé que nos protagonistes, Eva et Nell, doivent apprendre à vivre et surtout survivre car il n’est pas simple de trouver un nouvel équilibre et de se focaliser sur l’essentiel. C’est un apprentissage, une redécouverte de ce qui nous entoure.
« Je crois qu’inconsciemment j’avais peur que si elle me demandait ce que je ressentais, mon chagrin et ma rage déchaînés nous tuent tous »
Eva et Nell ont respectivement 18 et 17 ans. Nell est la narratrice, celle qui relate dans son journal, offert par sa sœur, les petits et grands événements de ce nouveau quotidien. Ce carnet intime est un objet du passé, retrouvé par Eva, heureuse de pouvoir faire un cadeau de Noël dans ce contexte très difficile, une fête est une façon de perpétuer un semblant de normalité. Leurs parents, pour diverses raisons que je préfère vous laisser découvrir, ne sont plus là pour les épauler. Avant l’effondrement de la civilisation, Nell et Eva vivaient déjà, en quelque sorte, en marge de la société. Leurs parents sont des originaux qui ont fait un choix particulier, leur lieu de vie se situe près de la forêt, à plusieurs kilomètres de la ville la plus proche. Elles sont donc déjà très proches de la nature mais elles n’exploitent pas totalement les capacités et surtout les avantages que celle-ci peut procurer.
Nell nous rapporte ce qui se passe dans leur vie mais aussi ses angoisses et ses espoirs. Elle doute, elles sont deux et pourtant la solitude prend beaucoup de place, les sœurs sont souvent seules dans leurs états d’âme et le regret des rêves brisés. La narration est douce. Alors que très vite le texte pourrait s’enfoncer dans les lamentations, dans un chant plaintif et larmoyant, le ton reste toujours très juste. Les personnages sont attachants, les moments tragiques nous touchent et nous suivons facilement les petites réussites, les drames, les lumières d’espoir qui émaillent le récit de Nell. Il faut tout de même préciser que certains moments pourraient engendrer un sentiment de malaise pour le/la lecteur.rice. La relation entre Nell et Eva évolue au cours du temps, elles se détestent, s’aiment, se choient, s’éloignent, se retrouvent, se méfient l’une de l’autre.
« Même se disputer est un luxe qu’on ne peut pas se permettre quand sa vie entière a été réduite à une seule personne. »
Il faut s’organiser et évidemment cela n’est pas simple. Les deux sœurs commencent par faire des inventaires : objets pratiques, alimentation non-périssable, médicaments indispensables. Leur père aimait tout conserver, ne rien jeter. Elles réfléchissent, calculent, ordonnent. Cela renforce leurs liens et alors que par moment elles ont terriblement envie de baisser les bras, d’abandonner cette maison ressemblant de plus en plus à leur dernière demeure plutôt qu’à un lieu de vie chaleureux et lumineux elles réussissent à développer des méthodes et des techniques pour améliorer leurs stocks de nourriture, faire pousser des légumes, se chauffer ou encore se défendre contre de potentiels ennemis. Cependant, il faut lutter contre les conflits, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs. Elles s’aiment ces deux sœurs mais elles souffrent. Cela se traduit par des disputes parfois violentes, des incompréhensions qui froissent leur ego.
Toutes ces expériences souvent désagréables leur font pourtant réaliser que la forêt, objet de tous les fantasmes, lieu hostile et mystérieux, est aussi un refuge, un jardin merveilleux qui peut être un garde-manger, une pharmacie, un endroit protecteur. Nell et Eva par leur seule volonté et leur instinct de survie découvrent les secrets de cette forêt. Nell lit et relit son Encyclopédie pour savoir comment exploiter les richesses de cette nature. Elles renouent avec celle-ci et comprennent par ailleurs que d’autres personnes avant elles, les communautés amérindiennes, ont su vivre en harmonie dans la forêt. Dans une interview donnée au journal Le Temps, l’autrice précise que « pour autant, elles ne recréent pas la culture indienne, mais lui rendent hommage ».
Les héroïnes s’épuisent, espèrent des lendemains plus joyeux, leurs fragilités sont révélées. Leur acharnement dans ce quotidien où le désespoir semble souvent l’emporter, est une lumière dans la nuit. Ce qui peut compter et tout faire basculer sont les liens que Nell et Eva tissent au fil des pages. On se demande toujours s’ils sont assez forts et ne vont pas se dénouer brusquement pour toujours.
« FORÊT : communauté écologique étendue et complexe dominée par les arbres et capable d’assurer sa perpétuation. »
Dans la forêt est un roman dont on sort très troublé, que ce soit par les événements qui s’y déroulent ou la relation entre Nell et Eva. C’est un mélange entre le récit postapocalyptique, le roman d’apprentissage et la fable écoféministe. Peu d’ouvrages mettent en avant des femmes tentant de survivre dans un lieu a priori hostile. Par ailleurs, au lieu de vouloir lutter contre ces forces qui nous semblent inconnues, elles décident à la place de trouver un accord avec celles-ci et de profiter des bienfaits que la nature peut apporter. Il n’y a pas de rapport de force, de volonté de domination que le patriarcat chérit tant, que ce soit du côté de la forêt ou celui des deux jeunes sœurs.
Nos abus, nos actes insensés, notre modèle de société sont remis en cause mais Jean Hegland ne fonce pas tête baissée dans la dénonciation facile. Elle parsème son texte de quelques remarques qui permettent de réévaluer notre rapport à la consommation, malheureusement trop souvent destructif. Nous reconnecter avec ce qui nous entoure peut être une manière simple de donner un nouveau souffle à notre vie et de faire preuve d’un peu plus d’humilité.