Black Dolls : le catalogue de l’exposition stupéfiante

Si vous avez manqué l’exposition, le catalogue vous donnera à coup sûr l’envie de traquer les prochaines apparitions de ces poupées incroyables.

Dans les années 90, une avocate de la côte Est, en déplacement professionnel, tombe, lors d’une foire d’antiquités, sur une poupée décrépite faite de bouts de tissu et de matériaux rudimentaires. Cette poupée ne ressemblait en rien aux poupées noires caricaturales censées représenter des Afro-Américains ; ses traits et sa conception, même dans leur simple expression, provoquèrent sur Deborah Neff un effet de fascination immédiate. Depuis, Deborah Neff a rassemblé plus de deux cents de ces black dolls, toutes fabriquées à la main par des femmes africaines américaines pour leurs enfants ou pour ceux qu’elles gardaient. Cette collection d’art populaire unique au monde s’étend sur une  période qui court de 1840 à 1940, et entre en résonance avec la date pivot de 1865 que fut l’abolition de l’esclavage par Lincoln aux États-Unis. 

Présentées outre-Atlantique à maintes reprises et en 2018 à La Maison Rouge à Paris, lieu culturel regretté, les poupées quittent le champ de la trivialité pour exhiber leurs qualités esthétiques et leur valeur artistique si on en juge par la finesse des broderies, des surpiqûres, des accessoires, ou l’inventivité des matières premières de récupération, comme ces sacs à coton ou à farine que tout le monde avait sous la main à cette époque.

Les femmes et les enfants qui les fabriquaient comme les enfants à qui on les destinaient n’étaient pas forcément noir·es. Les photographies de l’époque mettent en scène des enfants qui tiennent une poupée sur leurs genoux ; variablement noirs ou blancs, issus de familles très aisées comme démunies, ces enfants répondent surtout au critère de la plus grande diversité ! Quant à la couturière, il serait malaisé de connaître son origine sociale, raciale, géographique, ou économique tant les informations – quand elles existent – dans les archives familiales font défaut. 

Au-delà de la fonction utilitaire d’un objet dédié à la sphère domestique, la black doll interroge sur le double héritage de l’histoire des États-Unis et des diasporas africaines. À une époque où l’industrie du jouet ne proposait que des versions colorées de poupées blanches, le besoin s’est fait sentir de créer un objet qui véhicule une image positive de soi. Au début du XXe siècle, les poupées furent un medium d’affirmation de la communauté noire ; on encourageait les familles à créer leur propre black doll en signe de fierté mais aussi de pluralité : la variété des types représentés, le bébé, le vieillard, le campagnard, la mère de famille était une manière de lutter contre le stéréotype écrasant les individus dans le modèle unique et mensonger de la poupée manufacturée. Marcus Garvey, défenseur du panafricanisme y voit un outil émancipateur : « Mères, donnez à vos enfants des poupées qui leur ressemblent pour qu’ils jouent avec et les cajolent, pour qu’ils apprennent en grandissant à aimer leurs propres enfants et à s’en occuper… » 

La collection Deborah Neff recèle de bijoux énigmatiques qui ne cesseront d’ouvrir la voie aux hypothèses socio-culturelles les plus diverses. Prenons les « topsys turvies », ces poupées blanches et noires réversibles dont la tête est recouverte par la jupe quand on la retourne et en dévoile une nouvelle de couleur opposée. L’artiste cherchait-elle à représenter les relations des deux communautés blanches et noires avec la jupe comme symbole de clôture ? ou à utiliser un subterfuge d’une simplicité enfantine pour échapper à la transgression d’être surpris avec une poupée de la « mauvaise » couleur ? ou encore à rappeler que de nombreux enfants furent issus du viol d’une femme noire par le maître esclavagiste ?

 

Ajoutons que pour programmer l’exposition Black Dolls inédite en 2018,  Antoine de Galbert repoussa la date de fermeture de La Maison Rouge à Paris, c’est dire si la collection Neff le conquit. Mais comment ne pas l’être ? Deborah Neff a entamé un long travail de dignité et de mémoire qui va inexorablement s’amplifier avec les nouvelles acquisitions de poupées et les contributions d’un public toujours plus nombreux. L’avocate contribue ainsi à écrire une nouvelle page de l’Histoire des femmes africaines américaines trop longtemps tenues à l’écart des archives. On repense alors à la citation d’Alice Walker, placée à l’entrée de l’exposition qui nous interpelle d’emblée :

« Comment la créativité de la femme noire a-t‑elle pu rester vivante, année après année, siècle après siècle, alors que, pendant la plus grande partie du temps que les Noirs ont passé en Amérique, il leur a été interdit de lire et d’écrire ? Et la liberté de peindre, de sculpter, de s’ouvrir l’esprit par l’action n’existait pas ».

Le catalogue de l’exposition retisse le fil coupé entre ces femmes sans nom, sans visage et une femme reconnaissable, reconnue par le monde de l’art : l’artiste autodidacte Nellie Mae Rowe, née en 1900 au milieu des champs de coton, connue pour ses collages et dessins engagés et autrice de nombreuses poupées artistiques : 

« Je pense que je n’avais même pas dix ans quand j’ai fait ma première poupée. Parfois je me cachais et je faisais mes poupées au lieu d’aller aux champs. Je récupérais tous les vêtements sales, j’en faisais des nœuds, puis je fourrais les têtes de chaussettes fines et leur dessinais des yeux. Certaines ressemblaient à des gens de mon entourage, mais je ne le leur disais pas car j’avais peur de les blesser. Ils n’auraient peut-être pas aimé leur tête. Quand j’étais à la maison, j’étais toujours en train d’étudier des façons d’assembler les vêtements. Quand le lundi, jour de lessive, les vêtements étaient tous noués, avec des yeux partout où j’avais utilisé mon crayon, je devais m’asseoir et dénouer ces vêtements pour pouvoir les laver. »   

Du silence à la publication, des greniers aux salles d’exposition, le catalogue de l’exposition Black Dolls : la collection Deborah Neff rassemble en une communauté miniature des hommes et des femmes de chiffons éparpillé·es pendant des années aux quatre coins d’un territoire, cent ans d’histoires individuelles, faisant surgir la cohérence des interrogations, des luttes et des désirs d’un collectif de femmes qui ne se sont sans doute jamais croisées, qui se lèvent et marchent pour se retrouver et enfin faire corps.