La BD de Léonie Bischoff dépeint une Anaïs Nin envoûtante, célébrant sa sensualité et sa sexualité comme une force créatrice, dans un épisode de sa vie où elle se débarrasse de la morale et des conventions. Bouleversant et dérangeant à la fois.
Début des années 30. Anaïs Nin, écrivaine américaine née en France de parents d’origine cubaine, vit une vie rangée en banlieue parisienne aux côtés de son époux et ami, Hugo. Elle tient un journal intime qui lui permet de s’évader de son quotidien et dans lequel elle tente d’explorer son imagination et ses fantasmes inavouables. Elle rêve d’être publiée et reconnue mais accorde difficilement de la valeur à son travail et doute de son talent. Sa rencontre avec Henri Miller, la fascination que sa femme June va exercer sur elle, puis sa liaison passionnée avec l’écrivain, vont lui permettre de se révéler à elle-même.
Tiraillée entre la personne qu’elle souhaiterait être (une bonne épouse, fidèle à son mari, respectant les conventions) et le feu qu’elle sent brûler en elle, Anaïs est perdue, se sent folle. Force de vie, sensuelle, elle attire les hommes (et les femmes) autour d’elle et entame de multiples liaisons avec les personnes qui peuplent son entourage : Henri Miller, qui sera à la fois un compagnon sexuel et intellectuel, partageant sa passion de l’écriture, sa femme June, son professeur de flamenco, son cousin Eduardo, son thérapeute, et même son père, homme autoritaire au passé abusif qui réapparaît dans sa vie après des années d’absence et avec qui elle va entamer une liaison sexuelle consentie.
Le récit met en parallèle les histoires d’Anaïs avec ses amants et l’écriture de son journal, où elle retrace tous les événements de sa vie. Échappatoire où elle s’autorise à être elle-même, représentée visuellement comme son sosie mais avec ses longs cheveux lâchés, son journal cristallise également la jalousie ou la convoitise des hommes qui cherchent à la posséder, ignorant les multiples facettes de son identité. Si elle partage certaines pages avec son époux, elle écrit un autre journal clandestin pour évoquer sa liaison avec Henri Miller. Son père, quant à lui, lui interdit de le mentionner dans ses pages.
Les dessins, magnifiques, donnent un côté envoûtant et poétique au récit. Le coup de crayon est léger et donne une impression de mouvement, de volupté, illustrant à merveille la sensualité d’Anaïs Nin. Les couleurs, tantôt pastel, tantôt sombres, représentent ses humeurs, ses contradictions, les tourments de sa vie. L’utilisation très présente d’une imagerie faisant appel au végétal, au minéral et à l’animal (à travers des papillons notamment) confère un style ensorcelant et mystique à l’histoire et au personnage.
En se concentrant sur la vie d’Anaïs Nin avant la publication de son premier roman, Léonie Bischoff nous plonge au cœur de ses tourments, de ses réflexions sur son besoin d’écrire et de ses incertitudes. La recherche d’une création artistique fait écho à un accomplissement personnel, une connaissance et une acceptation de soi. Véritable questionnement sur le désir féminin, la morale, la sexualité, le récit provoque aussi des réactions fortes et des sentiments conflictuels lorsqu’il évoque les relations incestueuses d’Anaïs adulte avec son père. Celles-ci sont consenties et le désir d’Anaïs envers son père est traité sans jugement ni condamnation, mais les dessins équivoques et la narration crue sont perturbants.
Elle refuse de devenir mère après être tombée enceinte et la bande dessinée se termine sur une Anaïs sereine, qui assume ses désirs et les différentes vies qu’elle mène, qu’elle parvient à transformer en force de création. « Chaque homme fait émerger en moi de nouvelles émotions, de nouvelles idées. Chaque relation fait naître une nouvelle Anaïs et un nouvel univers. » Loin de se contenter d’être la muse de ses partenaires, elle devient elle aussi pleinement créatrice.
Personnellement, je ne connaissais pas la vie d’Anaïs Nin. Léonie Bischoff décrit une femme attachante à la personnalité riche, dont la complexité parvient difficilement à s’exprimer dans un monde dominé par les hommes et où les femmes sont souvent reléguées à un rôle unique. Elle livre ainsi un récit poétique et émouvant d’une artiste qui finit par assumer ses différentes façons d’être femme et qui s’en sert pour nourrir ses créations, loin de la morale de l’époque.
Anaïs Nin, sur la mer des mensonges, Léonie Bischoff, Casterman, 26 août 2020
Passionnée de lecture, de podcasts féministes et de rugby, Aurore a travaillé pendant trois ans en tant que chargée de plaidoyer dans le secteur humanitaire, principalement en Afrique de l’Ouest et Centrale. À trente ans, elle se déconstruit à travers ses lectures, qui stimulent sa lutte contre le patriarcat.