Présentes. Il est là, écrit en violet – couleur symbole des luttes féministes –, le mot qui titre le premier livre de Lauren Bastide, journaliste et créatrice du podcast La Poudre. Un mot unique qui retentit tel une affirmation, un slogan politique. Les femmes sont présentes, mais quelle place leur donne-t-on ? Car Bastide l’annonce d’emblée : « Les femmes sont absentes des lieux qui incarnent le pouvoir, la parole, le savoir. » Confinées à l’espace privé, elles doivent lutter pour exister dans l’espace public.
Adapté d’une série de conférences tenues au Carreau du Temple avec des chercheuses, journalistes, militantes féministes telles que Rokhaya Diallo et Elisa Rojas, cet essai engagé présente un état des lieux précis des luttes féministes intersectionnelles d’aujourd’hui. Ultradocumenté, les chiffres et statistiques apportent une réalité tangible et soulignent l’urgence et la gravité de la situation.
Avec Présentes, Lauren Bastide signe un manifeste féministe redoutable à mettre entre toutes les mains.
Invisibilisation des femmes
Durant le confinement, les femmes politiques ont représenté seulement 25 % des invité·e·s politiques dans les médias en France. Les femmes n’occupent que 24 % du temps sur une journée de prise de parole. Post #MeToo, en 2018, la part des femmes classées parmi les 1 000 personnalités les plus médiatisées dans la presse française a baissé à 15,3 % (contre 16,9 % durant l’année précédente). Ces références (ou « trésors de pédagogie » comme le décrit Lauren Bastide sur son compte Instagram) illustrent de manière efficace le manque de visibilité des femmes dans les médias. Ce biais journalistique se reflète également dans le contexte dans lequel elles sont représentées. Car oui, on l’entend en tant que témoin ou victime, mais très rarement en tant qu’experte par exemple. Et là encore, Bastide brandit un chiffre évocateur : les femmes expertes représentent à peine 19 % des expert·e·s intérogé·e·s dans les médias. Ces exemples sont très révélateurs, car « ce qu’il y a de plus redoutable dans l’invisibilisation des femmes, c’est qu’elle est invisible », comme l’écrit Bastide. Et au final, moins on entend les femmes, moins leur parole a de la valeur ou de l’autorité.
Si selon le sociologue allemand Jürgen Habermas l’espace public est l’endroit où l’on peut critiquer le pouvoir, certaines catégories de la population n’y ont pas un accès égal à celui des hommes (blancs) et se trouvent contraintes d’occuper des contre-espaces publics. Dans la ville, espace public par excellence, cette division est tout particulièrement visible. Bastide cite la suggestion de la militante féministe Caroline de Haas d’élargir les trottoirs, car les femmes sont souvent plus chargées que les hommes – De Haas a par ailleurs été harcelée sur Internet après avoir suggéré cela. Pourtant dans un espace urbain marqué par une « ségrégation sexuelle », toute suggestion rendant la ville moins hostile envers les femmes devrait être la bienvenue. Bastide argumente justement que les femmes n’envisagent pas la ville comme un territoire, mais plutôt comme un lieu de transit. Pendant que les hommes s’agglutinent à droite et à gauche dans tous les coins de rue, les femmes font face à un espace qui n’est pas perçu comme leur appartenant. Pourtant, il faudrait « adapter la ville aux femmes » et non le contraire. Car au final, inciter les femmes à se méfier de la rue, c’est utiliser la peur comme un « outil du contrôle social ».
Bastide démontre de plus que cet accès inégal à l’espace urbain affecte certaines femmes de manière plus importante. Dans une perspective intersectionnelle, à coup de références et exemples, elle explique que les femmes grosses, trans, lesbiennes, handicapées et voilées doivent faire face à des obstacles en plus au quotidien. Le voile justement est l’objet de « débats » interminables en France qui ont lieu sans les femmes musulmanes. Ceci est emblématique d’une exclusion non seulement de l’espace public physique mais aussi de l’espace public symbolique, menant à une invisibilisation qui construit des oppressions, comme le déplore la sociologue Hanane Karimi.
Après #MeToo, le « je » est politique
Dire « je » pour une femme n’est pas anodin : c’est un acte féministe. Si les chiffres, théories et autres sont importants, les récits des femmes (« de toutes les femmes ») sont irremplaçables en termes de pouvoir politique. Bastide évoque les pancartes brandies par des manifestantes lors d’un rassemblement sur la Place de la République, à Paris. Ces femmes parlaient de leur viol en usant du « je ». Et c’est justement la combinaison de ces « je », de ces récits personnels, qui leur donne leur pouvoir. Mais comment faire entendre ces voix dans un espace public qui vise à exclure les femmes ?
La solution se trouve dans les espaces d’expression alternatifs. Cela est justement l’impulsion qui a donné naissance au podcast La Poudre (qui cumule plus de 10 millions d’écoutes) : créer un espace de paroles sans entraves pour les femmes. Bastide cite d’ailleurs la journaliste et militante américaine Gloria Steinem, qui explique comment ces espaces alternatifs finissent par faire bousculer les médias traditionnels. On part du « je », on fait pression, et on finit par imposer des problématiques féministes dans l’espace public. C’est justement grâce au travail acharné des militantes que le mot féminicide a pu s’imposer !
Cependant, les espaces alternatifs apportent des problématiques d’un autre genre. Internet notamment permet aux femmes d’accéder à un espace qui va au-delà de leurs cercles privés. Bastide parle d’un « outil rêvé qui a pu faire surgir dans l’espace public des paroles, des expériences et des éléments théoriques, ce qu’aucun autre lieu, physique ou médiatique, n’avait encore permis ». Comptes Twitter, blogs, newsletters, tous sont autant d’outils qui permettent de contourner les obstacles traditionnels. Bastide cependant articule une interrogation légitime : est-ce qu’Internet ne serait pas un « espace public au rabais » ? Car malheureusement qui dit Internet dit aussi cyberharcèlement. Et là aussi, c’est une problématique qui touche majoritairement les femmes, et plus particulièrement les femmes racisées, trans, lesbiennes, handicapées. Bastide cite la créatrice de la plateforme en ligne Paye ta Shnek, Anaïs Bourdet, qui parle de « violences inouïes, organisées, ultraviolentes » qui poussent au final les femmes à se retirer de cet espace public et à se taire.
Le « je » ouvre des portes, brise des plafonds de verre, fait bousculer les choses. Mais tant que les femmes n’occupent pas le même espace que les hommes dans les médias, la politique, la ville, cette parole n’aura pas le même poids que celle des hommes. Bastide l’écrit très justement : « Je veux [que les femmes] cessent d’être circonscrites à l’univers virtuel pour venir, enfin, peser dans le réel. »
“Le plan, c’est la révolution”
Que faire de tout cela ? Lauren Bastide est catégorique : « Les solutions, on les a, et depuis longtemps ». Les militantes et chercheuses ont enquêté, ont fait surgir les chiffres, ont élaboré des propositions politiques. Cet essai justement est nourri des rencontres de Bastide avec de nombreuses féministes intersectionnelles qui œuvrent à faire avancer ces problématiques. Le travail est fait, explique Bastide, mais ce qui manque c’est la volonté. Parce qu’on le connaît ce fameux backlash (ou retour de bâton). L’autrice Susan Faludi, dans son ouvrage éponyme paru en 1991, démontre l’existence d’un phénomène médiatique qui consiste en une contre-offensive envers les avancées féministes. La nomination de Gérald Darmanin au poste de ministre de l’Intérieur de France alors qu’il fait l’objet d’une investigation pour viol ou alors la victoire de Roman Polanski aux César alors qu’il cumule les accusations (petit rappel, il a d’ailleurs fui les États-Unis en 1978 après avoir plaidé coupable d’avoir eu des relations sexuelles illégales avec une fille de 13 ans), sont des exemples parmi tant d’autres qui nous rappellent que la voix des femmes ne compte au final pas tant que cela.
Un point important évoqué par Bastide est le quota (ou « objectifs chiffrés »), une politique volontariste qui a fait ses preuves dans certains milieux. Par exemple, 43 % des membres des conseils d’administration en France sont des femmes suite à la loi Zimmerman-Coppé de 2011 qui leur imposait la parité. Et qui sait, si ces quotas étaient imposés de manière rigoureuse dans d’autres sphères, tels que l’art ou le cinéma, on n’aurait peut-être pas césarisé Polanski ? Quant à celleux qui craignent que des personnes soient favorisées malgré un manque potentiel de talent ou de mérite, Bastide rétorque que « l’égalité entre les femmes et les homme sera atteinte lorsque les femmes auront droit à la même médiocrité que les hommes ».
Bastide conclut cet essai puissant en soulignant l’importance de la sororité. Si le « je » est un acte politique fort, le dire ensemble est encore plus empouvoirant. Elle s’adresse ici d’ailleurs aux femmes blanches, qui entretiennent aussi l’ordre social et racial de la société actuelle. Sororité veut aussi dire que l’on doit comprendre que nous ne sommes pas toutes égales dans la lutte féministe et que prendre conscience de ces mécaniques d’oppression de race, de validisme, d’homophobie et de classe, « c’est faire un pas vers la véritable sororité ».
Journaliste suisse basée à Berlin, Özgül traite l’actualité internationale au quotidien pour une agence de presse, et a auparavant travaillé pour la télévision et la presse écrite. Elle se passionne en parallèle pour des sujets culturels et féministes, et sa bibliothèque s’agrandit progressivement pour accueillir plus d’ouvrages allant dans ce sens.