Un petit livre rouge et sur la couverture une femme qui proteste. Elle est debout, elle s’exprime, elle revendique. Cette photo date de 1932. Sylvia Pankhurst est à Trafalgar Square et elle manifeste contre la politique britannique en Inde.
Marie-Hélène Dumas nous fait un beau présent avec cette première biographie en français de Sylvia Pankhurst. Les mots ne manquent pas pour décrire cette infatigable militante. Suffragiste, anticolonialiste, journaliste, féministe, antifasciste… elle est de toutes les luttes qui ont pour but de donner la parole et d’émanciper. Elle suit uniquement ses convictions, nullement effrayée à l’idée d’être jetée en prison.
Avant de nous emporter dans la vie pleine de combats de Sylvia Pankhurst, l’autrice plante un décor. Nous sommes en 1920 à Moscou pour le IIe congrès de la IIIe Internationale communiste. Sylvia est la secrétaire générale de la Fédération socialiste britannique des travailleurs. « Elle se consacre entièrement à la fusion des deux mouvements de transformation sociale les plus importants en Grande-Bretagne […] : la défense des droits des femmes et celle des travailleurs, d’abord en tant que membre du Parti travailliste indépendant puis en tant que communiste. »
Lors de ce congrès, elle rencontre les membres des bureaux politiques, les délégués étrangers et Lénine avec qui elle est en désaccord sur certains points. Il la laisse s’exprimer, l’écoute mais « c’est, comme le dit […] Emma Goldman, une des grandes qualités de Vladimir Ilitch Oulianov que de savoir immédiatement la façon dont il va pouvoir se servir des gens. » Aussi, lorsque la rencontre se termine, Sylvia n’a pas réussi à le convaincre mais elle ne renonce pas à ses idées, c’est sa force. Elle n’abandonne pas. Une position qu’elle va tenir vaillamment tout le long de sa vie.
Le mouvement des suffragettes naît le 10 décembre 1903 à la suite de la rupture avec le Parti travailliste indépendant qui ne se montre pas particulièrement motivée pour défendre la cause des femmes et plus précisément le droit de vote de celles-ci. La femme, en partie, à l’origine de cette décision s’appelle Emmeline. Emmeline Pankhurst. Le socialisme et le féminisme sont de grandes traditions familiales chez les Pankhurst. Il y a donc la mère, Emmeline (qui a aujourd’hui sa statue devant le Parlement britannique), la sœur, Christabel et le père, Richard. Au fil du temps, les femmes Pankhurst vont prendre des chemins différents, les intérêts et les idées ne sont pas tous les mêmes et cela crée des tensions au sein de la cellule familiale.
En retraçant la vie de Sylvia, l’autrice a ainsi l’occasion de décrire le combat des suffragettes en Grande-Bretagne. Sylvia Pankhurst, de son côté, « [mène] de front activités artistiques et lutte féministe » jusqu’à ce qu’elle abandonne totalement l’art à compter de 1914 pour se consacrer uniquement à la défense des droits des femmes. Sa vie est émaillée de séjours en prison avec des conditions très dures qu’elle va décrire et dénoncer. Afin d’empêcher les suffragettes de faire la grève de la faim et ainsi pouvoir sortir de prison pour raisons médicales, elles sont nourries avec un tuyau dans la gorge. La loi dite « du chat et de la souris » est promulguée le 25 mars 1913. « Les grévistes de la faim seront désormais relâchées pour de courtes périodes à la suite desquelles elles devront retourner en prison et y finir leur peine. » Malgré les emprisonnements et les violences relatives à ceux-ci, elle continue pourtant de manifester, d’organiser des rassemblements « persuadée que les mouvements de masse sont plus efficaces que les gestes individuels de violence. »
Très vite, le regard de Sylvia Pankhurst va se tourner vers les travailleuses et elle va étudier les conditions de vie de celles-ci. Elle souhaite développer les activités des suffragettes dans les quartiers ouvriers et plus particulièrement dans l’East End londonien. Elle est soutenue par deux amies qui resteront très proches d’elle, Norah Smyth et Zelie Emerson. « Pour elle, seul le renversement du capitalisme et du colonialisme permettrait un jour aux femmes du monde entier non seulement d’obtenir le vote, mais de devenir les égales des hommes. ». Sylvia a des idées très avancées pour son époque. Même les socialistes parlent encore de supériorité de la race blanche alors que Sylvia Pankhurst affirme son antiracisme et son anticolonialisme. En 1911, elle publie un livre sur l’histoire des suffragettes, un gros succès, qui lui permet de parcourir l’Amérique et d’intervenir dans des conférences dont une à l’université de l’Arkansas pour laquelle elle est vivement critiquée car son public est composé d’Amérindiens et de descendants d’esclaves.
Les idées et les actions de Sylvia entraînent en janvier 1914 la scission avec l’Union politique et sociale des femmes et par conséquent l’autonomie de la Fédération des suffragettes d’East London. Cela signifie également pour Sylvia qu’en étant exclue de l’Union, elle confirme ses désaccords avec sa mère et sa sœur qui pour elle ne se préoccupent pas assez des ouvrières et de leurs conditions économiques. La rupture est totale avec le début de la guerre lorsqu’Emmeline et Christabel préfèrent mettre entre parenthèses la lutte pour obtenir le droit de vote et se tourner vers les élans patriotiques de l’effort de guerre.
Marie-Hélène Dumas nous dépeint une femme qui s’acharne et n’a pas peur de la confrontation. Les années passent, Sylvia Pankhurst, via des interventions publiques, des manifestions plus ou moins réprimées ou encore des textes publiés entre autres dans le Woman’s Dreadnought (journal anti-guerre le plus important d’Angleterre), fait gagner du terrain à ses idées novatrices. La Fédération des suffragettes d’East London est « la première organisation à demander que le principe ‘à travail égal, salaire égal’ soit appliqué dans tous les secteurs de l’industrie. » Elle est très active pendant la guerre et le siège de la Fédération se transforme en centre de distribution de lait, des restaurants communautaires à prix coûtant sont ouverts et réussit à obtenir des subventions pour ouvrir une crèche. « Pour Pankhurst, la façon dont on élève les enfants, comme la façon dont on mange, est un problème politique. »
Elle commence en outre à se consacrer à la lutte révolutionnaire. Le Woman’s Dreadnought est rebaptisé Worker’s Dreadnought. « Le socialisme que Sylvia Pankhusrt défend est celui qu’elle met en œuvre dans l’East End, libertaire, construit autour de structures d’entraide, de production et de vie collective. » Elle poursuit également son combat contre le racisme et fait publier dans le Dreadnought un texte de Claude McKay, romancier révolutionnaire jamaïcain qui fera partie du mouvement littéraire de la Renaissance de Harlem (avec par exemple Zora Neale Hurston, voir chronique Mais leurs yeux dardaient sur Dieu écrite par Elena Pougin sur Missives). Elle lui propose d’écrire régulièrement pour le journal et « McKay devient le premier Noir à contribuer à un journal anglais. » Celui-ci la surnomme « La guêpe redoutable », dit d’elle qu’« elle piquait continuellement les flancs de ses pusillanimes et prétentieux chefs de file […] et chaque fois que l’Empire britannique s’enivrait et se déchainaît contre les peuples indigènes, avec son journal elle montait au créneau ».
Refusant obstinément les compromis, Sylvia Pankhurst se retrouve isolée politiquement jusqu’à être exclue du parti communiste. « La longue bataille de Sylvia Pankhurst pour une société véritablement égalitaire, autogestionnaire, antihiérarchique et antiautoritaire se solde par une défaite. Vaincue, elle va devenir la grande oubliée des suffragettes et de la famille Pankhurst, celle qui longtemps ne sera pas commémorée. » Les femmes britanniques obtinrent le droit de vote en 1918 mais il fallait avoir au moins 30 ans pour voter, contrairement aux hommes qui eux votaient dès l’âge de 21 ans. Ce n’est qu’en 1928 que les femmes purent voter à compter de leurs 21 ans.
Sylvia Pankhurst a marqué l’histoire des droits des femmes par sa pugnacité et Marie-Hélène Dumas remet sur le devant de la scène sa vie et son œuvre, une femme « jusqu’au bout passionnée, exaltée, romantique et utopique. » L’autrice démontre qu’en cherchant à faire le lien entre les milieux ouvriers , les luttes féministes et celles des peuples colonisés, Sylvia Pankhurst « semblait annoncer la pensée féministe, radicale et postcoloniale d’aujourd’hui. » Les luttes intersectionnelles. La fin de sa vie est beaucoup plus posée mais son cœur bat toujours très fort lorsqu’il s’agit de se lever pour défendre ceux et celles qui subissent des injustices. Elle reprend le chemin de l’activisme en soutenant l’Éthiopie face à l’Italie et ses revendications territoriales. Elle crée des journaux (New Times and Ethiopian News) et s’installe dans ce pays où elle meurt en 1960. C’est sa dernière demeure. Elle repose « dans le carré du cimetière réservé aux patriotes éthiopiens dont elle a partagé la lutte. »
Sylvia Pankhurst ne s’est jamais sentie vaincue. « Je vis […] qu’autour de moi les femmes sans voix, les femmes les plus pauvres et les plus opprimées, s’étaient arrachées au désespoir et à l’impuissance de la misère et de l’assujettissement, qu’elles avaient appris à parler et penser par elles-mêmes. »