“Que l’on utilise les termes ‘maître’, ‘blanc’, ‘mâle’, ‘riche’, ‘chrétien’, ‘civilisé’, ‘hétérosexuel’, ‘valide’, ‘métarécit’ ou encore « discours dominant », chacun renvoie aux mêmes structures politiques hiérarchisées mises en place par l’Occident depuis son entrée dans l’ère moderne.”
Maboula Soumahoro est docteure en civilisations du monde anglophone, et actuellement maîtresse de conférence à l’université de Tours. Elle est spécialiste de la diaspora noire/africaine et en études africaines-américaines. Elle préside également l’association Black History Month. Elle vient de publier Le Triangle et l’Hexagone. Réflexions sur une identité noire.
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“Je constitue mon objet d’étude.”
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Avec cet ouvrage, l’autrice ajoute sa voix à celles de nombreux·ses intellectuel·les noir·es ayant interrogé le poids de leur héritage historique, culturel et familial. Elle cite notamment Maryse Condé, Édouard Glissant, Saidiya Hartman, Léonora Miano, Ta-Nehisi Coates ou encore Yaa Gyasi. Maboula Soumahoro insiste sur la pertinence de l’utilisation du “je” dans son livre. En effet, dans les milieux universitaires d’où elle est issue, le “je” est proscrit car il impliquerait un manque de recul, une absence de sérieux scientifique. Pour elle, il est pourtant impossible de ne pas y recourir car elle ne peut pas faire abstraction de son corps de femme noire ; la neutralité dans la recherche est un leurre. Toutes les personnes qui ont étudié le sujet avant elle ont mis en jeu leur corps, leur vécu et leur histoire familiale pour tenter d’analyser le “chaos” qu’ont représenté les déplacements forcés des populations noires africaines au sein de ce “Triangle” entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Si elle utilise les termes de diaspora noire/africaine pour parler de son sujet, c’est d’ailleurs à dessein, car ils impliquent des perspectives différentes mais indissociables du phénomène qui l’intéresse : mettre en avant les problématiques liées au corps noir dans l’ère moderne, ainsi que celles liées à l’origine de ces populations diasporiques. La chercheuse rappelle également que les identités “noires” et “blanches” ont été construites en même temps que l’esclavage afin d’asservir l’une à l’autre. “Il n’existe pas de Noirs sans Blancs”. Et toute personne infériorisée met en place des stratégies de révolte et de résistance pour affirmer et exprimer son humanité1.
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“La difficulté majeure qu’ont en commun les personnes subissant une agression raciste, sexuelle ou sexiste est la trop fréquente impossibilité de produire des preuves tangibles, matérielles. En effet, ce que l’on ressent ne constitue jamais une preuve acceptable.”
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C’est en partant étudier aux États-Unis que Maboula Soumahoro s’est véritablement approprié son identité de femme noire française. Au sein de la communauté africaine-américaine et d’un milieu universitaire plus ouvert, elle a pu s’épanouir et s’attacher à un sujet de recherche spécifique, à savoir les nationalismes noirs. Le retour en France n’a pour autant pas été simple. Alors qu’aux États-Unis son objet d’étude s’inscrivait dans un courant de pensées étudié depuis les mouvements des droits civiques et l’inclusion de l’histoire des “groupes minorés” dans les cursus universitaires, il était inenvisageable pour le corps enseignant français. Maboula Soumahoro s’est alors vue accuser de radicalité, d’illégitimité et de racisme. Elle n’était plus une chercheuse française comme une autre, son travail n’était plus jugé qu’à l’aune de son phénotype, de son corps de femme noire. Elle semblait trop liée à son objet d’étude, elle était suspecte.
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“La femme d’apparence blanche a ordonné à la femme d’apparence noire de rester à sa place.”
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Après un changement d’université, quelques nouveaux détours par les États-Unis, un doctorat obtenu, et un poste universitaire proposé en France, elle choisit tout de même de revenir pour de bon dans son pays natal. Son statut de chercheuse lui vaut alors des invitations dans les médias. C’est au cours d’un plateau télévisé qu’elle va subir une attaque qui lui restera en tête pendant longtemps et qu’elle choisit de développer longuement dans son ouvrage. Une enseignante blanche, à court d’arguments lors d’un débat, et sans lien avec ce qui se disait, lui a impérieusement asséné : “Publiez votre thèse !”
Maboula Soumahoro était en position de supériorité sur ce plateau, du fait de son diplôme doctoral. C’était insupportable. Pour lui accorder une crédibilité, qu’importe la mauvaise foi, il fallait exiger d’elle ce qui n’est même pas exigé par les institutions universitaires : la publication. Lorsque l’on a un corps d’apparence noire, et d’autant plus lorsque l’on est médiatisé, il faut sans cesse faire plus pour obtenir la même légitimité que les personnes blanches.
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“Devrais-je mentionner que ce questionnement de la légitimité des personnes présentes n’a nullement touché les hommes invités à cette même émission ? Nous pourrions alors, sans doute, discuter des limites de la solidarité féminine et féministe lorsque le facteur racial entre en jeu. Ou peut-être que mon identité noire annule mon identité de femme ?”
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L’autrice questionne alors l’aveuglement de la France aux questions raciales et donc au racisme. Ne pas voir, c’est ne pas être bousculé dans ses privilèges. La France, notamment à travers ses médias, semble toujours étonnée de voir que le racisme existe au sein de ses frontières. Au vu du passé colonial de ce pays et de son histoire politique, il n’y a pourtant rien d’étonnant à cela. Le poids de la “charge raciale” repose alors entièrement sur les personnes racisées. Les victimes des violences racistes doivent les subir, mais aussi les expliquer aux dominants et proposer des issues heureuses à ces situations. Maboula Soumahoro ne se définit pas comme afroféministe, ou décoloniale, elle emploie cependant ce terme de “charge raciale” emprunté à la pensée féministe car il est “pratique2”. Elle est chercheuse avant tout, et son objet d’étude ainsi que son vécu de femme noire l’amènent de fait à développer une vision intersectionnelle des problématiques liées aux personnes minorées.
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“L’analyse véritablement intersectionnelle est une nécessité. Gagnons du temps en nous penchant simultanément sur la façon dont la race, la classe sociale, le genre et la sexualité s’imbriquent et fonctionnent ensemble. Traiter chacun de ces éléments l’un après l’autre n’est que perte de temps. Nier les effets d’un de ces éléments ne pourra que nous mener à une impasse.”
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Pour Maboula Soumahoro, ce livre est un “coming out” : “Je décide d’être noire.”
Affirmer cela dans un pays qui prétend ne pas voir les couleurs, et qui de ce fait refuse de reconnaître l’identité noire, est un acte véritablement politique. Il s’agit de mettre la France face à son passé, à ses impensés et à son silence.
1 Le documentaire “Décolonisations” en trois parties diffusé sur Arte en est une parfaite illustration.
2 “Le terme emprunté à la pensée féministe est pratique. Il facilite la compréhension des enjeux. Car la question du féminisme, tout du moins lorsqu’il implique un certain type de femmes, est plus acceptable et acceptée que celle de la question raciale. Soit ! […] Mais ce détour à la fois imposé et indispensable fatigue. Il pèse.”
Viscéralement littéraire, éditrice de formation, libraire de profession, Manon passe une grande partie de son temps entourée de livres. Mona Chollet a changé sa vie, même si elle ne le sait pas. À ses côtés, Virginie Despentes, Simone de Beauvoir, Manon Garcia et tant d’autres forment le bouclier qui l’aide, pas à pas, à faire reculer le patriarcat.