Le regard féminin, d’Iris Brey : une révolution à l’écran

À nos images passées, présentes, futures.

Après un premier essai, Sex and the series, où elle explorait la façon dont les sexualités féminines sont représentées sur le petit écran, Iris Brey nous revient avec un nouvel ouvrage, intitulé Le Regard féminin. L’universitaire, spécialiste du genre au cinéma et dans les séries, milite depuis plusieurs années pour un female gaze, notion venue des États-Unis, et traduite ici par “regard féminin”. Elle théorise ici sa conception du female gaze, utilisant différents critères et analysant diverses scènes issues du cinéma et des séries pour les illustrer.

Ce terme, dont la définition reste sujette à débats, est né en réponse à l’article de Laura Mulvey, « Visual Pleasure and Narrative Cinema », publié en 1975 et qui inventait le terme de male gaze dans le cinéma. Partant d’une triangulation entre le·a spectateur·ice, la caméra et les personnages de l’histoire, elle expliquait que la plupart des œuvres hollywoodiennes filment les femmes comme des objets, et non comme des sujets agissants. Pour provoquer le désir du spectateur, la caméra use et abuse de scopophilie, c’est-à-dire le plaisir de posséder l’autre par le regard. Cela se traduit dans un film par des plans qui vont détailler des parties du corps féminin, ou qui va le balayer de bas en haut, proposer des zooms sur les fesses ; ou par des séquences où la caméra se fait voyeuriste, zoomant par une porte pour surprendre “la femme dans son habitat naturel” (nue et exposée au regard masculin). Le personnage féminin est ainsi regardé à son insu. L’histoire du cinéma, notamment celui de l’Âge d’or hollywoodien est truffé de films male gaze, où l’homme est le sujet agissant tandis que la femme se retrouve objectifiée. 

Et si cela peut sembler anecdotique, c’est tout le contraire : la puissance des représentations dans nos constructions en tant qu’individu est immense, et cette esthétique du désir est devenue un formidable outil du patriarcat, qui a modelé les comportements jusque dans la chambre à coucher et accentué les différences de genre (l’homme actif, la femme passive, qui ne doit prendre du plaisir que si elle est l’objet du désir et du regard masculin). Pour Virginie Despentes, le cinéma hollywoodien est un outil de propagande patriarcale. Pour Iris Brey aussi : c’est pour cela que l’universitaire s’emploie dans ce livre à rechercher nos images manquantes et à retracer une histoire du female gaze. Si d’aucun·e ont tendance à réduire ce concept à une inversion des codes (on objectifie les hommes et on rhabille les femmes par exemple) ou au fait que l’histoire soit filmée par une femme, ce n’est pas le cas de la théoricienne pour qui un homme peut produire du female gaze. Exemple : James Cameron dans Titanic. Il nous raconte l’histoire du point de vue de Rose DeWitt Bukater, une jeune femme qui va s’émanciper en rencontrant un jeune homme, Jack Dawson sur le “paquebot de rêve”. La scène de sexe dans la voiture n’objectifie par Kate Winslet. Elle est sur un pied d’égalité avec Leonardo DiCaprio. Et quand ce dernier la dessine, c’est sur sa décision. Pendant la séance, il est rouge pivoine tandis qu’elle rit et lui parle. Voilà une femme en capacité d’agir et dont le corps dénudé raconte quelque chose. 

Le female gaze ne date pas d’aujourd’hui, nous dit Iris Brey. Des récits qui se placent du point de vue féminin et racontent les corps et les expériences propres aux femmes existent depuis… la naissance du 7e Art. Seulement, ils ont été mis de côté, oubliés par l’Histoire du cinéma (retracée en écrasante majorité par des hommes), en un mot invisibilisés. La chercheuse se propose alors de retracer un matrimoine cinématographique, qu’elle fait débuter en 1907 avec le film d’Alice Guy, “Madame a ses envies”, réalisatrice à qui l’on attribue (avec les frères Lumière) l’invention de la fiction au cinéma et qui a longtemps été rayée de l’Histoire avant d’être (enfin) réhabilitée il y a quelques années. Dans ce court-métrage muet, la cinéaste filme un personnage féminin enceint, qui ne peut pas s’empêcher de mettre des choses dans sa bouche, que ce soit une sucette pour enfant, un verre de vin, du poulet volé à un SDF ou une pipe. Son mari, catastrophé, la suit avec une poussette dont elle semble se fiche éperdument. C’est drôle et subversif. 

Ces récits qui nous font ressentir l’expérience des corps féminins existent, nous dit Iris Brey, encore faut-il les sortir de l’ombre où ils ont été opportunément laissés. Et la liste est longue : entre les séries de Jill Soloway, Desiree Akhavan, Phoebe Waller-Bridge, les films confidentiels d’Agnès Varda ou Chantal Akerman, les blockbusters (Wonder Woman de Patty Jenkins), les œuvres cultes à voir et revoir (Thelma et Louise de Ridley Scott, tout Jane Campion), sans oublier le récent et révolutionnaire Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, qui invente sous nos yeux une nouvelle façon de filmer les corps féminins et le désir (un doigt sous une aisselle). Le female gaze a toujours existé, il fallait seulement le regarder. Et il faut continuer à le réinventer. 

Le Regard féminin, une révolution à l’écran, d’Iris Brey (Éditions de l’Olivier), février 2020