Sous la direction de Danielle Bousquet, Margaux Collet, Claire Guiraud, Mine Günbay et Romain Sabatier ont rédigé un livre de référence sur le féminisme et même, les féminismes.
Depuis mes premiers questionnements adolescents sur le féminisme, je n’ai eu de cesse de me demander pourquoi personne ne produisait jamais un livre qui recense tout de l’histoire, des courants, des luttes, des limites, du principe de la rôle-modèle. Chacun·e d’entre nous démarre à un instant T et se renseigne comme i·elle peut. Nous bricolons tou·te·s notre féminisme – une illustration s’il en était encore besoin, de l’invisibilisation des luttes. À l’école, on parle des courants politiques, philosophiques, on parle même des religions ! On ne parle pas de la lutte qui concerne pourtant, rappelons-le, 51 % de la population mondiale.
Alors j’ai lu tout ce que je pouvais trouver, tout ce qui me tombait sous la main, à la maison, à la bibliothèque, partout. J’ai posé mille questions, à ma famille, mes potes, mes profs, et d’autres encore. Je me suis rendu compte que chacun·e avait une réponse qui était en fait SA réponse. Et moi, quelle pouvait être la mienne, ou les miennes ?
Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’était pas une incapacité à se faire un point de vue, c’était de s’en forger un tout en ayant cet étrange sentiment qu’on ne disposait pas de tous les tenants et les aboutissants d’une histoire pour la comprendre vraiment. C’est frustrant, non ?
Il aura fallu attendre 2019 et Le Féminisme pour les nul·le·s, pour qu’enfin je me dise, comme tant d’autres : voilà l’encyclopédie. Mais pas l’encyclopédie comme le bouquin en 68 tomes qui prenait la poussière jusqu’à il y a encore peu de temps chez nos parents. Non, l’encyclopédie en ce que ce terme a de plus noble et surtout de plus pratique ! Comprendre, connaître, lire et voir ce qui a été fait pour mieux se projeter dans l’aujourd’hui, le maintenant, le tout de suite, mais aussi et même surtout dans le demain, l’avenir, la prochaine génération. Et pour en être acteur·rice, chacun·e à sa façon.
C’est peut-être pour cette raison que j’ai eu envie de rencontrer Margaux Collet, l’une des coauteur·rices du livre Le Féminisme pour les nul·le·s.
Marine Bruneau – Pour respecter la logique du livre qui « commence par le commencement », peux-tu dire quelques mots de ton propre parcours vers le féminisme et le militantisme féministe ?
Margaux Collet – Je suis venue au féminisme sur le tard : je ne me disais pas féministe au lycée par exemple. Mais j’ai toujours eu une appétence pour les questions sociétales et d’engagement. Je voulais être journaliste et j’ai eu des engagements associatifs et des syndicats étudiants forts très tôt, sur divers sujets.
Mais j’habitais à la campagne, il n’y avait autour de moi aucune asso féministe et sur le plan médiatique on en parlait peu. Mon engagement intellectuel et militant se positionnait dans un premier temps sur les inégalités sociales. Pourtant, avec le recul, je remarque que tous mes engagements avaient une coloration féministe, et ce dès le lycée où j’ai par exemple participé à monter une pièce de théâtre intitulée La Femme sans tabou.
Je me disais « néo-féministe » : avec une amie, nous revendiquions de ne pas être comme les féministes un peu folles qui brûlaient leurs soutiens-gorge sur les barricades ! Je me rappelle avoir prononcé ce genre de phrases à l’époque. Cela montre bien à quel point on m’a pollué l’esprit sur ce que sont le féminisme et le MLF, à quel point on m’avait transmis une histoire faussée !
Un des premiers déclics a tout de même eu lieu, en 1ère, lorsque notre enseignant de sciences sociales nous a parlé du livre Allez les filles1 qui montre le paradoxe entre la meilleure réussite scolaire des filles et le fait qu’elles choisissent des métiers moins valorisés socialement et économiquement. On m’avait déjà appris que l’école est un système reproducteur des inégalités sociales et économiques, mais je n’avais jamais entendu parler d’inégalités liées au sexe.
MB – Et c’est suite à ça que tu es « tombée dans la marmite du féminisme » ?
MC – La découverte du mouvement féministe en tant que tel s’est faite à l’étranger, en Amérique latine. J’ai étudié à l’IEP (Institut des études politiques) de Toulouse afin de me spécialiser en journalisme et je suis partie un an au Chili. C’était un moment-clé dans l’histoire récente du pays : la présidente de la République d’alors (en 2007), Michelle Bachelet, souhaitait légaliser la contraception d’urgence. Un recours devant le tribunal constitutionnel a jugé cette décision anticonstitutionnelle en raison du droit à la vie. J’ai donc suivi le mouvement féministe fort qui s’est employé à dénoncer l’hypocrisie de ce tribunal entièrement composé d’hommes de plus de 70 ans et conduisant à des inégalités de classes fortes. Les femmes les plus riches pouvaient partir avorter en Argentine, les autres subissaient une grossesse non désirée ou bien des avortements clandestins souvent mortels. J’ai découvert des associations, différents moyens d’organisations et même… les manifs féministes !
À mon retour en France, je me suis spécialisée en journalisme, fait quelques stages en presse locale, à Libération ou à Slate. J’écrivais déjà beaucoup sur « les femmes ». Après un an de petits boulots alimentaires, j’ai découvert l’existence de masters sur le genre et que l’égalité femmes-hommes pouvait devenir un domaine d’expertise, et non pas juste un sujet d’intérêt et de militantisme.
C’est devenu à la fois un engagement associatif et professionnel. J’ai vécu 6 mois en Espagne où j’ai travaillé sur les politiques publiques mises en place contre les violences commises contre les femmes. En stage à l’Ambassade de France, j’ai pu rencontrer beaucoup d’actrices de terrain ou des magistrats des tribunaux spécialisés sur ces questions, et connaître mieux la loi de 2004, qui reste une référence à l’heure actuelle pour la France.
J’ai ensuite travaillé au conseil départemental de l’Essonne, alors considéré comme un laboratoire sur les questions d’égalité femmes hommes et de lutte contre les discriminations. Puis trois ans au Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes auprès de Danielle Bousquet, entre autres. Le Haut Conseil a été créé en 2013, j’y ai pour ma part travaillé de 2015 à 2018. Produit au croisement du militantisme, de l’action de l’État de la recherche académique, le Haut Conseil évalue les politiques publiques et propose des recommandations. Ses travaux ont permis de faire émerger des sujets aussi bien médiatiquement que politiquement, en relayant et en légitimant ce que portaient des militantes féministes. Je pense par exemple à tous les progrès en matière d’accès à l’IVG qui sont issus de recommandations du HCE (suppression du délai de réflexion, mise en place d’une ligne d’écoute, remboursement intégral de tous les actes) ou encore aux sujets émergents en France du harcèlement sexuel dans les transports ou des violences gynécologiques et obstétricales. C’est aussi le HCE qui a porté une demande concernant la modification de la devise « liberté, égalité, fraternité » en « liberté, égalité, solidarité ».
Depuis un an et demi je suis formatrice et consultante sur ces questions.
MB – Comment es-tu venue à participer au livre Le Féminisme pour les nul·le·s ?
MC – Comme plein de projets féministes, ça s’est fait autour d’une rencontre. J’ai rencontré, par des amitiés féministes, Sandra Monroy, éditrice chez First, qui propose notamment l’édition « Pour les nul·le·s ». Nous étions nombreuses et nombreux à se dire depuis longtemps que Le Féminisme pour les nul·le·s manquait à l’appel ! Lorsque First a validé ce projet, il est rapidement apparu évident que l’ouvrage devait être dirigé par Danielle Bousquet, qui a accepté, et m’a proposé de faire partie d’une équipe d’auteur·rice·s également composée de Claire Guiraud, Mine Günbay et Romain Sabatier.
L’objectif de ce livre est de tenter de faire la synthèse entre les dates-clés, l’état des lieux des inégalités en France et dans le monde, l’état des lieux aussi de la diversité des courants et mouvements intellectuels, de retracer l’histoire du féminisme pour montrer qu’il s’inscrit dans une continuité. Nous voulions aussi montrer que l’on a besoin du féminisme dans tous les domaines (travail, éducation, culture, politique, sexualité, etc.). C’était aussi l’occasion de donner à voir l’apport des analyses féministes dans ces différents champs, les victoires obtenues par les féministes et ce qu’il reste à faire à l’heure actuelle.
Nous avons essayé d’être précis·e·s et rigoureux·se·s, tout en étant accessibles par un public le plus large possible.
Il s’agit donc d’une encyclopédie, mais aussi d’un guide pratique. Cet aspect très « clé en main » est renforcé par la dernière partie du livre qui compile « 10 films féministes à voir absolument », « 10 contacts pour mettre en œuvre le féminisme dans son quotidien », « 10 réflexes à adopter pour être un homme féministe » ou encore « 10 titres pour une playlist féministe ».
Le Féminisme pour les nul·le·s est un ouvrage collectif et l’idée est qu’il serve de base à des rencontres auprès de tout public, dans toutes sortes de structures. Il ne faut pas hésiter à nous contacter.
MB – Comment se traduit ton engagement de femme féministe dans le quotidien ?
MC – C’est une vraie question pour beaucoup de militantes. À partir du moment où cet engagement prend une place importante dans nos têtes, on ne peut pas compartimenter. On a de ce fait plus d’exigences avec ses amis, au sein de son couple, avec sa famille, vis-à-vis des films qu’on peut aller voir, la musique qu’on écoute. On vit et on pense féminisme H24 !
Il y a eu pour ma part plusieurs étapes : d’abord une découverte émerveillée du sujet. Puis j’ai « vécu » énormément le féminisme : je suis devenue critique, exigeante et j’ai ouvert les yeux sur le monde qui m’entourait. C’est une étape qui peut être assez violente pour beaucoup de féministes, notamment dans le lien avec la famille. On peut avoir des discussions très passionnées voire violentes avec famille et ami·e·s. Ce sont souvent les échanges avec ces personnes-là qui nous touchent le plus et qu’on a envie de faire avancer.
Ensuite, je dirais que je suis passée à l’étape suivante : faire le tri ! On se rend compte qu’il y a dans nos vies des personnes avec lesquelles on n’est plus en phase. On a envie de voir ceux avec lesquels il y a des discussions et une évolution possibles. C’est aussi une manière de se protéger et d’économiser son énergie. J’ai eu une phase durant laquelle je ne pouvais plus faire de pédagogie, j’étais très en colère.
Aujourd’hui, mon objectif c’est d’essayer d’emmener un maximum de gens vers le féminisme et dans des échanges. Je m’y attache par le militantisme associatif et les interventions en milieu scolaire, par les livres auxquels j’ai contribué et les rencontres qu’ils suscitent ou encore par les formations que j’anime sur le plan professionnel auprès de publics très différents.
Je pense tout de même qu’il ne faut pas hésiter à dire quand on veut parler d’autre chose. Quand on me demande « dans quoi je travaille » ou « sur quoi j’écris », ça ouvre souvent des discussions et, de façon générale, ça fait parler. Tant mieux, car ça veut dire qu’on est ancré·e·s dans la réalité. Mais parfois, on a envie de souffler. Je ne m’interdis donc plus de répondre à ces questions de manière évasive, ou bien de dire que, même si le sujet me passionne, j’ai plutôt envie de parler d’autre chose dans ce moment précis.
J’essaye aussi maintenant, au quotidien, d’être assez tolérante envers moi-même : parfois j’ai envie de m’épiler, parfois de regarder une comédie débile avec plein de ressorts sexistes (même si j’y prends de moins en moins de plaisir)… J’essaye aussi d’être tolérante avec mes proches, et notamment ma famille, en fixant juste quelques limites sur les sujets et réflexions que je ne peux pas laisser passer.
MB – Quel est ton lien avec Osez le Féminisme ! aujourd’hui ?
MC – J’ai découvert et commencé à militer à OLF en 2012, lorsque je suis arrivée à Paris. Rapidement, j’en ai intégré le conseil d’administration – dont je fais toujours partie, et qui est constitué des représentant·e·s des 25 antennes existant en France. J’ai été porte-parole de 2014 à 2016, puis vice-présidente.
Aujourd’hui j’adhère complètement aux idées de cette formidable aventure collective et militante et je soutiens celles qui ont pris la relève. Le livre Beyoncé est-elle féministe, et autres questions pour comprendre le féminisme, que j’ai coécrit avec Raphaëlle Rémy- Leleu2 est le manifeste d’Osez le Féminisme ! Il est le fruit de réflexions et d’analyses qui dépassent largement notre duo. Je continue essentiellement à m’occuper de la diffusion du livre que nous concevons comme un outil pédagogique et qui sert de base à de très nombreuses rencontres et des interventions en milieu scolaire, partout en France.
En librairie depuis le 19 septembre 2019, publié chez First Editions, 480 pages, 22 euros 95
1 Christian Baudelot et Roger Establet, Allez les filles, Editions Point, 2006
2 Margaux Collet et Raphaëlle Remy-Leleu, Beyoncé est-elle féministe ? et autres questions pour comprendre le féminisme, First Editions, 2018. Le livre est illustré par Diglee : http://diglee.com
Féministe engagée depuis l’adolescence, Marine a été travailleuse sociale durant plus de dix ans. Désormais formatrice indépendante, elle a créé un concept de rencontres apprenantes : les « Tiers-lieux pour penser l’égalité ». Addict aux livres, elle s’intéresse tout particulièrement à la question des rôle-modèles pour inspirer les femmes dans leur vie de tous les jours ainsi que pour oser plus dans leur vie professionnelle. Transmettre et penser, au travers de livres et d’échanges, sont pour elle la clé de la déconstruction, pierre par pierre, du patriarcat.