Lundi 24 février 2020 à Manhattan, Harvey Weinstein a été reconnu coupable d’agression sexuelle et de viol après un mois de procès et cinq jours de délibérations. Ces accusations pourraient lui valoir jusqu’à 25 ans de prison. La peine sera connue le 11 mars, et l’avocate du producteur a d’ores et déjà annoncé qu’elle ferait appel de la décision. Si ce verdict est une victoire véritable et historique pour les victimes de Weinstein, l’accusé a évité le pire. Les accusations de viols en série et de comportement prédatoire qui auraient pu lui valoir une peine de prison à perpétuité n’ont pas été retenues contre lui.
Après la lecture de l’ouvrage[1] de Ronan Farrow, l’abandon de ce chef d’accusation est incompréhensible.
Qui est Ronan Farrow ?
Ronan Farrow est le fils de l’actrice Mia Farrow et du réalisateur Woody Allen. Étudiant brillant et surdoué, il a passé le barreau de New York à 21 ans, a travaillé dans la diplomatie et les affaires étrangères américaines, et a animé des émissions de télévision. Sa vie personnelle est tristement célèbre : sa sœur, Dylan Farrow, a accusé leur père de l’avoir agressée sexuellement lorsqu’elle avait 7 ans. Ronan Farrow a défendu – et défend toujours – sa sœur et n’a plus de contact avec son père[2]. Cette histoire l’a très tôt sensibilisé à l’impunité des puissants et aux véritables machines de guerre qui se mettent en place pour défendre les prédateurs et anéantir l’image des accusatrices. C’est cette expérience et son intérêt pour la mise en lumière des abus de pouvoir qui l’ont amené à enquêter sur Harvey Weinstein dès la fin de l’année 2016. Ce livre de plus de 400 pages est le résultat de deux années d’enquête. Il réunit tous les témoignages qu’a pu recueillir Ronan Farrow, mais également les multiples tentatives d’intimidation, de menace, de muselage que lui, ainsi que ses sources, ont subies durant ces nombreux mois. C’est un véritable système de protection des puissant·es que Farrow et ses sources ont permis de révéler.
Un système de prédation
Dans le cas précis de Weinstein, les différents témoignages (très difficiles à lire), permettent de mettre en lumière un schéma extrêmement rodé, cadré, prémédité et répétitif. La politique du silence était de mise au sein de la Weinstein Company et un budget prévisionnel était alloué aux différents accords financiers à mettre en place pour effacer les “bavures” du patron. Si toutefois une victime ou un·e journaliste cherchait à parler, une armée d’avocat·es et de détectives privé·es se mettaient en mouvement pour préparer des campagnes de diffamation ou d’intimidation et les faire taire.
Durant son enquête, Farrow a découvert que Weinstein travaillait avec une agence de renseignements créée par des anciens agents du Mossad, Black Cube, dont les méthodes étaient connues pour être illégales.
L’un des moyens les plus récurrents utilisés par Weinstein pour faire taire les femmes qui l’accusaient était le slut-shaming. Ambra Battilana Gutierrez, qui avait eu le courage de porter plainte après son agression par Weinstein, avait vu tous les articles parlant de sa plainte être petit à petit remplacés par une campagne de diabolisation revenant sur des faits de sa vie sexuelle et intime. Cette femme qui avait des preuves, et notamment un enregistrement de Weinstein très insistant et menaçant, avouant lui-même “je fais ça souvent”, a fini par signer un accord avec la Weinstein Company pour ne plus avoir à subir de diffamation et protéger sa famille.
Parfois, les journalistes eux-mêmes choisissaient de collaborer avec Weinstein. C’était notamment le cas de Dylan Howard, journaliste pour le National Enquirer, qui achetait les histoires de différentes victimes sans les publier, en leur faisant signer des clauses de confidentialité, dans le seul but d’étouffer les affaires pour Weinstein. Farrow a appris par la suite que ce journal avait utilisé les mêmes pratiques pour acheter des affaires liées au candidat Donald Trump au moment des élections de 2016.
Une enquête complexe : silenciation et de diffamation
Harvey Weinstein a donc évidemment assez rapidement entendu parler de l’enquête menée par Ronan Farrow, et a déployé tout son réseau pour y mettre un terme. C’est ainsi que la direction de NBC, chaîne pour laquelle Farrow préparait le reportage, a ralenti l’enquête du journaliste, pour finir par lui demander d’y mettre un terme, prétextant un manque de sérieux et de preuves. À ce stade Farrow avait le témoignage filmé ou écrit de plusieurs femmes, il avait eu accès aux accords de confidentialité signés par certaines, et il était en possession de l’enregistrement comportant les aveux malgré lui de Weinstein. Un manque de preuves évident… Farrow apprendra par la suite que plusieurs journalistes de NBC avaient également été accusés d’agressions sexuelles, et que la chaîne avait tout fait pour couvrir les affaires. Weinstein qui était au courant de ces affaires menaçaient de les dévoiler dans la presse si l’enquête menée contre lui se poursuivait. Un prédateur qui menace d’en exposer un autre pour se protéger et qui s’en félicite : “Je les ai forcés à enterrer cette enquête, putain, je suis le seul à pouvoir faire ça.”
Suite à l’abandon de NBC, Ronan Farrow s’est tourné vers le New Yorker. C’est donc finalement dans la presse écrite qu’il va publier son article le 10 octobre 2017[3], quelques jours après la parution d’un article dévoilant une partie de l’affaire dans le New York Times[4].
La mécanique de silenciation et de diffamation décrite par Farrow aura été active durant toute la durée de ses enquêtes, même après la mise en examen de Weinstein pour viols et agressions sexuelles le 25 mai 2018.
À l’heure où je termine d’écrire ce texte, l’académie des César a récompensé un pédocriminel avéré de l’une des distinctions les plus prestigieuses du cinéma français. Le système de protection du patriarcat tout puissant, à bout de souffle, s’accroche aux dernières branches encore solides de son réseau. Mais grâce à la parole et au courage infini des victimes, grâce à la visibilité de certain·es journalistes, il s’effondrera bientôt.
Car comme l’écrit Ronan Farrow, “en définitive, le courage de ces femmes prévaudra toujours”.
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[1] Ronan Farrow, Les faire taire. Mensonges, espions et conspirations : comment les prédateurs sont protégés, traduit de l’anglais par Perrine Chambon et Elsa Maggion, Calmann Lévy, Paris, 2019.
[2] Pour plus d’informations sur la biographie de Ronan Farrow, je vous conseille l’épisode du 5 novembre 2019 du podcast d’information « Programme B », produit par Binge Audio, “Ronan Farrow, aux origines de #MeToo”.
[3] “From aggressive overtures to sexual assault : Harvey Weinstein’s accusers tell their stories”, Ronan Farrow pour le New Yorker, première publication le 10 octobre 2017.
[4] Le 16 avril 2018, le prix Pulitzer a été remis à Ronan Farrow du New Yorker et à Jodi Kantor et Megan Twohey du New York Times pour leur travail sur l’affaire Weinstein.
Viscéralement littéraire, éditrice de formation, libraire de profession, Manon passe une grande partie de son temps entourée de livres. Mona Chollet a changé sa vie, même si elle ne le sait pas. À ses côtés, Virginie Despentes, Simone de Beauvoir, Manon Garcia et tant d’autres forment le bouclier qui l’aide, pas à pas, à faire reculer le patriarcat.