À l’âge de quarante-quatre ans, la patineuse Sarah Abitbol, multi-championne de France, brise l’omerta dans un récit glaçant, dans lequel elle accuse son entraîneur de l’avoir violée à de multiples reprises durant son adolescence. “Vous étiez mon entraîneur. Je venais d’avoir quinze ans. Et vous m’avez violée. Il aura fallu trente ans pour que ma colère cachée se transforme enfin en cri public. Vous avez détruit ma vie, monsieur O., pendant que vous meniez tranquillement la vôtre. Aujourd’hui, je veux balayer ma honte, la faire changer de camp. Mais je veux aussi dénoncer le monde sportif qui vous a protégé, et vous protège encore à l’heure où j’écris ces lignes. Quand j’ai voulu parler, à plusieurs reprises, je n’ai pas pu le faire. Aujourd’hui, avec ce livre, je sors de ce silence assassin. Et j’appelle toutes les victimes à en faire autant.” Après trente ans de silence, la patineuse, sept fois récompensée aux championnats d’Europe et dix fois aux championnats de France en couple, prend la parole et ouvre la voie pour briser l’omerta dans le milieu sportif.
C’est avec l’aide de la journaliste de L’Obs Emmanuelle Anizon que Sarah Abitbol a rédigé ce récit, son récit des événements : elle était adolescente, effectuait un stage de patinage à La-Roche-sur-Yon lorsque son entraîneur de l’époque, qu’elle nomme “monsieur O.”, se glisse dans le dortoir des filles et la viole pour la première fois. Sarah est alors âgée de quinze ans. Les viols et attouchements se multiplieront durant les deux années suivantes. Dans un carnet d’enfant, l’autrice a consigné les attouchements et les viols subis de son ex-entraîneur : “P pour “pelotée”, T pour “touchée”, S pour “sucée”, C pour “coucher”. »
Mais pendant des dizaines d’années, elle n’a pas parlé. Et pour cause, Sarah Abitbol a été victime d’une amnésie traumatique, un phénomène psychique qui amène une victime d’un événement traumatisant à occulter les faits de sa mémoire. C’est ainsi que la patineuse a pu continuer à s’entraîner dans le club où sévissait son violeur, le croisant dans les couloirs sans plus se souvenir des sévices qu’il lui avait fait subir. Dans un avertissement, l’éditeur rappelle d’ailleurs que les faits sont désormais prescrits car ils se sont déroulés il y a près de trente ans. “Ce récit, établi de longues années après les faits, a forcément sa part de subjectivité et peut être contesté par le principal intéressé, mais sa publication permet ainsi, à l’instar de ce qui a eu lieu dans la politique ou le cinéma, d’accompagner la libération de la parole des femmes, cette fois dans le milieu sportif. Il montre aussi le douloureux parcours professionnel qui s’accomplit jusqu’à cette prise de parole”, indique l’éditeur. Le délai de prescription de viol sur mineur a beau avoir été allongé de vingt à trente ans, cette loi n’est pas rétroactive et ne peut donc pas s’appliquer au cas de Sarah Abitbol. La patineuse ne peut plus porter plainte pour les faits.
Dans Un si long silence, l’autrice décrit tout aussi bien la peur qui lui nouait le ventre, à l’époque, et l’empêchait de parler, que les profondes séquelles laissées par les actes du pédocriminel. “Je devrais être heureuse, monsieur O., mais je n’y arrive pas. Je suis une handicapée de la vie, murée dans l’angoisse. Dans ma tête, je suis une proie. À quinze ans, j’ai dormi en dehors de chez moi, j’ai été vulnérable, et vous en avez profité”, écrit l’autrice. Dans la première moitié de l’ouvrage, Sarah Abitbol nous raconte les plaies béantes ouvertes en elle, des cicatrices qui ne se sont toujours pas refermées. L’autrice nous plonge dans son quotidien et nous dit, avec force détails, toutes les peurs qui l’habitent encore : peur de sortir de chez elle, d’être seule, de prendre l’avion et de se trouver dans des lieux clos. Des psychoses qui la rongent et l’empêchent de vivre pleinement sa vie.
Dans la seconde moitié de l’ouvrage, l’autrice décrit sa vie de patineuse, de l’enfance à l’âge adulte : l’entraînement, les compétitions, puis les championnats de France, d’Europe et même les Jeux olympiques. La patineuse nous fait vivre son ascension aux côtés de son partenaire sur la glace comme à la ville, Stéphane Bernadis, jusqu’à la dégringolade en 2003. À Washington, après s’être remise d’une déchirure du tendon d’Achille quelques mois plus tôt, Sarah Abitbol s’effondre en championnat du monde et annonce la fin de sa carrière amateure et le début d’une vie professionnelle, faite de galas dont Holiday on Ice et ses propres créations présentées dans de nombreux patinoires de France.
Des souvenirs qui reviennent
C’est à la suite de cette déchirure du tendon d’Achille que les souvenirs des agressions et viols remontent petit à petit à la surface. Mais la parole mettra bien longtemps à se libérer. Encore au moment de l’écriture de cet ouvrage, Sarah Abitbol semble parfois hésiter à se lancer dans la bataille. “J’ai peur des regards, monsieur O. Celui de mes proches, celui de mes fans, celui des lecteurs de ces lignes. Je sais que je suis une victime, et pourtant j’ai honte. Pourquoi ai-je autant honte ? J’ai beau me raisonner, j’ai honte. Vais-je tenir le coup face à tous ces regards qui, peut-être, me jugeront ? Votre monde risque de se serrer les coudes. Vous êtes puissant dans le monde du patinage. Vous avez des relations, du pouvoir. J’ai peur que vous puissiez encore me faire du mal”, écrit-elle.
Pourtant, la patineuse finit bien par se décider à briser le silence et confronter son agresseur, malgré les réserves de ses proches – “A quoi ça sert de parler du passé ?”, lui répond-on à son projet de livre – et malgré la complaisance du milieu du patinage. “Le monde change, monsieur O. Depuis deux ans, j’assiste avec bonheur à cette libération de la parole, partout dans le monde. […] Comment pouvez vous continuer à paraître aussi serein, monsieur O., quand je vous croise dans les couloirs ? Vous devez bien voir que le monde bouge autour de vous ?” Ironie, cet ex-entraîneur et violeur a osé dédier un spectacle de son club… aux violences sexuelles.
Journaliste, Debbie partage son temps entre écriture et enseignement en école de journalisme. Ses sujets privilégiés concernent le féminisme et l’autisme. Membre de Prenons La Une, une association qui milite pour une juste représentation des femmes dans les médias, c’est tout naturellement qu’elle a souhaité participer à l’aventure des Missives.