« Depuis tant d’années, je tourne en rond dans ma cage, mes rêves sont peuplés de meurtre et de vengeance. Jusqu’au jour où la solution se présente enfin, là, sous mes yeux, comme une évidence : prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre. »
À l’âge de 14 ans, Vanessa Springora a connu son premier amour avec un homme de 36 ans son aîné, l’auteur Gabriel Matzneff. Aujourd’hui âgée d’une quarantaine d’années, l’autrice dépeint cet amour pédocriminel qui l’a tant mue, à l’époque, pour finalement la détruire. Sans jamais nommer son amant autrement que par ses initiales, Vanessa Springora décrit, tout à tour, le mécanisme d’emprise, implacable, exercé par le pédocriminel, puis le lent processus de déprise qu’elle tenta de mettre en place afin de s’éloigner. “Le sortilège se dissipe. Il était temps. Mais aucun prince charmant ne vient à mon secours pour trancher la jungle de lianes qui me retient encore au royaume des ténèbres. Au fil des jours, je m’éveille à une nouvelle réalité.”
“J’ai rencontré G. à l’âge de treize ans. Nous sommes devenus amants quand j’en ai eu quatorze, j’en ai maintenant quinze, et aucune comparaison n’est possible puisque je n’ai pas connu d’autre homme”, écrit Vanessa Springora dans son roman. C’est toute l’histoire de cet amour que fait l’autrice, de la première rencontre de Gabriel Matzneff à l’écriture de ce roman. Elle y dresse sa relation à l’homme et aux hommes, à commencer par le premier, son père, très peu présent dans sa vie. “Un père aux abonnés absents qui a laissé dans mon existence un vide insondable. Un goût prononcé pour la lecture. Une certaine précocité sexuelle. Et, surtout, un immense besoin d’être regardée. / Toutes les conditions sont maintenant réunies.”
L’autrice explique, avec le recul permis par les années, comment Gabriel Matzneff l’a séduite, lui faisant croire à un amour unique, atypique et au-dessus des lois. Car, à l’époque, l’autrice n’a que quatorze ans et n’a donc pas encore atteint la majorité sexuelle, fixée à quinze ans. Ce qui leur vaudra plusieurs dénonciations auprès de la Brigade des mineurs, mais qui n’inquiétera pas l’entourage immédiat de la jeune fille, dont sa mère, qui ferme les yeux. Sous couvert de libération des mœurs post-68 et peut-être aussi par démission, la mère de famille offre son blanc-seing à cette union. “Dans notre environnement bohème d’artistes et d’intellos, les écarts avec la morale sont accueillis avec tolérance, voire avec une certaine admiration. Et G. est un écrivain célèbre, ce qui est en fin de compte plutôt flatteur”, explique l’autrice. “Dans un tout autre milieu, où les artistes n’exerceraient pas la même fascination, les choses se seraient sans doute passées autrement. Le monsieur aurait été menacé d’être envoyé en prison. La fille serait allée voir un psychologue, aurait peut-être évoqué le souvenir enfoui d’un élastique qui claque sur une cuisse ambrée dans un décor oriental, et l’affaire était réglée. Point final”, analyse l’adulte qu’est devenue Vanessa Springora.
Pourtant, pendant l’année qu’a duré cet idylle, la jeune fille se montre éperdument amoureuse. Et très protectrice envers son Dom Juan. “Notre histoire était pourtant unique, et sublime. À force qu’il me le répète, j’avais fini par croire à cette transcendance, le syndrome de Stockholm n’est pas qu’une rumeur. Pourquoi une adolescente de quatorze ans ne pourrait-elle aimer un monsieur de trente-six ans son aîné ? Cent fois, j’avais retourné cette question dans mon esprit. Sans voir qu’elle était mal posée, dès le départ. Ce n’est pas mon attirance à moi qu’il fallait interroger, mais la sienne”, explique-t-elle. Et pour cause : cet homme qui l’a séduite, Gabriel Matzneff, qui a pris sa virginité, n’en est pas à sa première conquête prépubère, comme elle le découvrira à la lecture de ses carnets. Longtemps, ces carnets et romans lui ont été interdits par son amant, qui craignait sans doute qu’elle ne découvre la longue liste de ses précédentes conquêtes, toutes adolescentes ou pré-adolescentes. Car dans ces carnets, Gabriel Matzneff décrit ses ébats avec de jeunes garçons imberbes, en voyage à l’autre bout de la planète, à Manille, ou encore ses relations avec de jeunes filles de quatorze ou quinze ans, qu’il collectionne.
“Ce qui a changé aujourd’hui, et dont se plaignent, en fustigeant le puritanisme ambiant, des types comme lui et ses défenseurs, c’est qu’après la libération des mœurs, la parole des victimes, elle aussi, soit en train de se libérer”, conclut l’autrice.
Journaliste, Debbie partage son temps entre écriture et enseignement en école de journalisme. Ses sujets privilégiés concernent le féminisme et l’autisme. Membre de Prenons La Une, une association qui milite pour une juste représentation des femmes dans les médias, c’est tout naturellement qu’elle a souhaité participer à l’aventure des Missives.