« Une bête au paradis » : de l’insoumission de la nature et des femmes

Dans une langue charnelle, Cécile Coulon raconte le destin tragique de Blanche, descendante d’une lignée de femmes abîmées par les hommes et envoutées par ce qu’elles ont de plus précieux : leur terre.

Une bête au Paradis, écrit par Cécile Coulon, raconte l’histoire de Blanche, une jeune orpheline dont les parents sont morts dans un accident de la route. On la voit grandir avec son petit frère Gabriel, dans la ferme de sa grand-mère Emilienne appelée « Le Paradis ». Dans ce conte rural, aucun repère spatio-temporel. Seulement l’histoire, presque à huit clos, de cette famille au destin tragique.

Dans ce livre, l’autrice décrit la vie à la campagne de manière très charnelle, tissant un lien fort entre les personnages féminins et la nature. Elle raconte aussi la naissance du désir, son assouvissement bestial, la lâcheté des hommes et la puissance presque divine des femmes lorsqu’il s’agit de défendre leur terre et leur liberté.

Une ode au matriarcat

Le personnage de Blanche rappelle celui de Pauline dans La Joie de vivre d’Émile Zola. Après la mort de ses deux parents, cette dernière est recueillie par la famille des Chanteau qui vit dans un petit village perdu sur la côte normande. Pauline est une jeune femme dévouée, gentille et débordante de générosité qui, pour préserver la paix, va jusqu’à laisser sa rivale se marier à l’amour de sa vie, son cousin Lazare. Une abnégation presque insupportable à laquelle échappe l’héroïne de Cécile Coulon.

Si le destin de Blanche ressemble à celui de Pauline, la construction de son personnage diffère grandement. À l’inverse de Pauline, Blanche est brusque, sauvage et insaisissable. Sa relation aux autres (et à elle-même) est souvent abordée par l’autrice de manière presque animale. La description de Blanche échappe au champ lexical du stéréotype de la féminité. Ainsi, elle est décrite comme une femme rude, peu bavarde et physiquement puissante « ses mains de campagne, d’une puissance d’homme, de soldat, d’agriculteur. Des mains immenses, tranchantes, capable de douceur de temps à autre, quand le cœur demandait une caresse sur le dos d’une cheval ou sur les cheveux d’un enfant ».

Femmes-sorcières

L’autre personnage féminin central est celui de la grand-mère Emilienne, gardienne du Paradis. La veuve, dont les habits ont toujours « une odeur de terre mouillée et de grain », est aussi respectée « qu’un prêtre ou une sorcière » : « Le corps d’Emilienne était celui d’une ogresse affamée, d’une rudesse et d’une solidité à toute épreuve, capable de douceur comme de violence, capable de caresses comme de gifles et tous autour d’elle s’appuyaient sur ce corps pour rester debout ». Une description qui correspond également à Blanche et sa défunte mère, Marianne, inscrivant les trois femmes dans une même lignée maudite. Car si Emilienne aspire à un destin plus doux pour sa petite fille, il n’en sera rien. Les trois femmes se ressemblent terriblement, réunies malgré elles par leur attachement profond à cette terre familiale.

Celle-ci est la garante de leur liberté. Lorsque son premier amour, Alexandre, lui propose de quitter la ferme pour tenter leur chance en ville, Blanche refuse. Le jeune garçon part, plongeant l’héroïne dans un profond chagrin. Lorsqu’il revient quelques années plus tard, changé par sa vie urbaine, les sentiments de Blanche sont restés intacts. Ils se retrouvent. Blanche revit et Emilienne est rassurée. Alexandre, qui cache son mariage et son enfant à toute la famille du Paradis, profite de la distraction amoureuse de Blanche pour convaincre sa grand-mère vieillissante de vendre leur terre. Une trahison qui entraînera Blanche dans une colère démente, prête à tout pour sauver sa terre et protéger sa liberté. Elle se met à dévorer les araignées vivantes, à errer tel un fantôme dans les couloirs de la maison, « se balançant d’avant en arrière, malade, folle, privée de nourriture » chantant « une mélodie désespérée : la terre ». Blanche prépare sa vengeance. Un acte d’une cruauté terrible. Contrairement à Pauline, elle refuse de céder sa liberté au nom de l’amour. Son destin est le même que celui de sa grand-mère : défendre ce qu’elles ont de plus précieux, ce Paradis qu’elle aime « d’un amour fou ».

De la lâcheté des hommes

À côté de ces « femmes-sorcières », évoluent des hommes encombrants. Il y a d’abord Gabriel, le petit frère de Blanche, trop bavard, trop fragile, trop sensible pour vivre avec elles dans cette maison. Il ressemble à son père Étienne, de la même façon que Blanche rappelle sa mère. Il peine à trouver sa place et ne retrouvera sa liberté qu’en quittant la ferme et en s’émancipant de la tutelle de sa sœur et de sa grand-mère.

Et puis il y a Louis. Battu par son père, il vient se réfugier lorsqu’il est encore enfant au Paradis en échange de son aide. En quelques mois, Emilienne le forme et fait de lui « un homme utile » pour la ferme. Le jeune homme, de la même génération que Blanche, grandit au Paradis mais n’y trouvera jamais vraiment sa place. Tel un animal blessé, il tente de se fondre dans le paysage de cette mystérieuse famille à la fois tendre, généreuse et lourde de son terrible passé. Il est amoureux de Blanche qu’il protège tantôt comme un frère prudent tantôt comme un amant jaloux. Un amour que Blanche observe mais auquel elle ne cédera jamais. Elle le perçoit « comme un animal qu’elle dressait constamment à ne pas se jeter sur les choses et les gens », qui vit à ses côtés.

Enfin, il y a Alexandre. Le garçon parfait, intelligent, beau, populaire, que tout le monde admire et dont Blanche tombe éperdument amoureuse. Alexandre est un homme déterminé, guidé par la seule ambition de « devenir quelqu’un ». Son amour pour Blanche est presque un pari narcissique, une façon d’accéder à ses propres désirs et réalisations. Une relation qu’il utilisera quelques années plus tard pour la manipuler et lui voler ses terres. Manipulateurs, faibles, égoïstes, possessifs… Cécile Coulon peint les hommes de manière peu reluisante.

Nature et féminisme

Le livre de Cécile Coulon sent la terre mouillée, le sang du cochon qu’on égorge et la transpiration de ceux qui travaillent la terre sous un soleil de plomb. Finalement, il raconte le lien indéfectible des êtres humains avec les bêtes, la terre, la nature. Mais qui est la bête du paradis ? Blanche, décrite comme telle dès les premières lignes du récit ? Emilienne, l’ogresse ? Alexandre et Louis, souvent comparés à des cochons ?

Dans ce récit, les animaux ont une place centrale. On a presque l’impression parfois que Cécile Coulon observe et décrit ses personnages à travers leur regard : « Les ordures nourrissent les porcs et les rendent plus forts. Les deuils répétés avaient fait d’elle une puissance humaine » , « agrippée au Paradis comme un écureuil affamé », « son cœur battait au rythme des pattes de l’araignée »… À travers son écriture, les personnages se déconnectent à leur nature animale comme, par exemple, lorsque Blanche se met à dévorer des araignées.

Une animalité presque sexuelle. L’autrice décrit des corps qui transpirent au travail et dans l’intimité, qui souffrent, qui saignent et qui jouissent. Dans le second chapitre du roman, Alexandre et Blanche perdent leur virginité à la ferme, le jour où on saigne le cochon : « L’odeur du sang de la cour rivalisait avec celle de la peau d’Alexandre, du sexe de Blanche ». Le jeune homme compare alors la couleur de ses « poils pubiens d’un brun foncé » à celle des feuilles de l’arbre qu’ils voient depuis la fenêtre de leur chambre. Le corps et la nature ne font qu’un.