Le 24 septembre 2009, à 36 ans, Nelly Arcan se donnait la mort dans son appartement de Montréal, laissant derrière elle une œuvre brève et controversée. Véritable étoile filante littéraire, l’écrivaine québécoise a eu le tort d’écrire ses romans trop tôt, à une époque où le déferlante #Metoo n’avait pas encore contribué à la libération de la parole des femmes.
Lorsque Putain paraît en 2001, la littérature « féminine » de la sexualité initiée par Virginie Despentes, Ann Scott ou Catherine Millet a déjà été rangée au placard et reléguée dans la case rebelle et underground. Nelly Arcan arrive au mauvais moment, au mauvais endroit et d’une façon bien trop radicale. Un écrivaine aux allures de bimbo, un titre provocateur, un verbe cru, un texte scandaleusement intime et un message choquant : le cocktail est hautement explosif. Entre les incompréhensions moqueuses et les violentes indignations, elle est attaquée de toute part. Seule une poignée de critiques et de lecteurs voient en elle la figure d’avant-garde que l’on célèbre aujourd’hui.
Avec la réédition de son indispensable premier roman au Seuil, on donne aujourd’hui une seconde vie à l’œuvre de Nelly Arcan. Dommage qu’elle aussi n’ait pas le droit à cette faveur.
(A)Battage médiatique
Putain est un roman comme aucun autre. Nelly Arcan vous jette au visage sa vie d’étudiante en lettres devenue escort-girl. Elle vous raconte cette existence qu’elle hait, coincée entre une mère dépressive et un père dévot mais frivole. Le livre sonne comme l’exorcisme d’une jeune inconnue pour lutter contre ses démons. Derrière ce déchirant monologue, ce long poème en prose, se cache le manifeste cru d’une féminité qui se débat avec son corps, qui cherche sa place entre acceptation de soi et injonction à plaire, qui n’a de choix que d’appartenir aux hommes pour exister.
Un texte sulfureux et scandaleux, dont la réception en France est paradoxale. En lice pour le prix Femina et le Prix Médicis, une frange de la critique, notamment Le Monde, adoube cette plume nihiliste qui a fait de l’intime le terreau de sa création littéraire. Mais la majorité des journalistes est dérangée par un déballage sexuel jugé scandaleux et préfère s’interroger sur la véracité du texte. Était-elle réellement une prostituée ou ce roman est-il l’œuvre d’une jeune femme qui fantasme sur la figure de la pute ? D’autant que Nelly Arcan s’amuse à semer le trouble. « Nelly variait beaucoup dans ses propos, remodelant sa biographie comme elle faisait refaçonner son corps, son visage », rappelle son éditeur au Seuil, Bertrand Visage, dans la préface de l’édition 2019.
On voit très vite dans Putain, le roman porno d’une jeune écrivaine qui cherche à faire parler d’elle. L’incompréhension vis-à-vis du texte de Nelly Arcan se lit jusque dans le choix de la couverture de la première édition. Ce gros plan de femme glissant une main dans sa culotte laisse penser à un vulgaire roman érotique pour ado. Un coup marketing de l’éditeur qui n’aide absolument pas à la mise en valeur du livre et qui au contraire le dénature profondément.
Inévitablement, le débat s’est donc déplacé. Une bimbo blonde qui parle cul sans aucune gêne est une cible facile pour les médias. Alors on attaque son autrice plutôt que le roman qu’elle vient de publier. Les mauvaises expériences médiatiques se multiplient. Au Québec, par exemple, un animateur l’accueille avec une phrase d’une misogynie criminelle : « Si l’on se fie à ses livres, elle ne manie pas que le verbe ». Un traumatisme qui la hantera toute sa vie et qu’elle racontera dans un texte publié à titre posthume intitulé La Honte.
Mais en France aussi, elle fait l’expérience de notre galanterie légendaire, comme en témoigne cette interview lunaire sur le plateau de « Tout le monde en parle ». D’une misogynie crasse, Thierry Ardisson mène une interview désintéressée de toute préoccupation littéraire. En plus des réflexions incessantes sur son décolleté, il fait les questions et les réponses sur son expérience de prostituée et lui fait lire les pages les plus croustillantes sans aucune mise en contexte. Et que dire alors de la réaction de Clotilde Courau, figure de la grande bourgeoise outrée et même agacée par la vulgarité d’un tel déballage de sexualité. Autre temps, autres mœurs mais les images font froid dans le dos.
Seule contre tous, une figure d’avant-garde
Mais ce qui a surtout causé du tort à Nelly Arcan, c’est la posture qu’elle adoptait dans son roman Putain. Son féminisme ne se traduit pas par un appel à la révolte fédérateur mais par un simple constat glaçant. Elle ne dénonce pas, elle raconte. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le regard qu’elle porte sur elle et sur la femme en général est dérangeant. Selon elle, l’injonction à plaire est l’essence même de la féminité et ne laisse que deux choix : faire partie des « larves » comme sa mère dépressive qui a refusé de jouer au jeux de la séduction ou des «schtroumpfettes», seules parmi les hommes avec l’obligation d’être jeunes à jamais. Avec toujours ce rapport obsessionnel au corps et au temps qui passe. La chirurgie est inévitable, l’anorexie, une mesure de santé publique. Nelly Arcan dresse un portrait sans complaisance de la femme moderne qui choque les hommes mais qui surtout ne passe pas auprès des femmes, sensées être des compagnonnes de lutte et pas des cibles désignées. Moquée par des hommes qui voient en elle une dévergondée, lynchée par des femmes pour qui il existe un bon et un mauvais féminisme, elle passera sa vie prise entre deux feux.
Et pourtant c’est l’essence même de la condition féminine, l’incarnation du tragique féminin à l’état pur que Nelly Arcan raconte. Cruellement et sans fard, Putain décrit la place à laquelle sont condamnées les femmes et pointe du doigt la raison première du drame, la violence des rapports entre les sexes. La littérature de Nelly Arcan est extrême certes, mais elle est celle de l’odieuse vérité. Des années avant qu’une grosse goutte d’eau nommée Weinstein fasse déborder le vase, elle pointait déjà du doigt une problématique de notre temps : la place accordée au féminin. Si elle est devenue prostituée, c’est pour matérialiser un mal-être et brandir haut et fort un symbole : la pute est l’allégorie la plus parfaite de ce que nos sociétés modernes ont fait de la féminité.
Putain, lisez Nelly Arcan.
Pour prolonger le plaisir :
Emma Becker est l’héritière désignée de Nelly Arcan. Son œuvre se place dans la droite lignée de la québécoise. En 2011, du haut de ses 23 ans, elle secouait déjà le monde littéraire français avec son premier roman, Mr, publié chez Denoël. Elle y racontait sans détours, avec les détails les plus intimes, la relation d’Ellie, une fille d’une vingtaine d’année qui partageait une relation passionnelle et perverse avec un chirurgien approchant la cinquantaine. Avec une poésie violente et cruelle, elle dessinait le désenchantement d’une Lolita moderne.
En cette rentrée littéraire, elle signe un nouveau roman saisissant et n’a rien perdu de sa sulfureuse audace, Pendant deux ans et demi, la jeune romancière a rejoint une maison close berlinoise pour la raconter de l’intérieur, vraiment de l’intérieur. Elle entraîne le lecteur de chambre en chambre, de fille en fille, de clients en clients afin d’explorer ce monde caché, de montrer ce qu’il s’y joue et de comprendre ce qu’il nous dit sur le rapport hommes-femmes. Comme toujours avec Emma Becker, on pénètre un univers à la fois déroutant et passionnant. Le lecteur retient son souffle, irrémédiablement happé par cet alliage d’érotisme littéraire, d’enquête gonzo crue et d’ode à la puissance des femmes.
Journaliste littéraire et pop culture, utopiste assumé, Léonard est persuadé que la littérature est le meilleur moyen de changer le monde. Son éveil au féminisme, il le doit d’ailleurs à ses lectures romanesques et à sa rencontre avec l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie.