Octobre 1928. Dans une salle de l’université de Cambridge, Virginia Woolf participe à une conférence féministe. Elle doit réfléchir à la relation entre les femmes et le roman. Elle intitule son intervention “Une chambre à soi”. Ce sera le point de départ de son essai éponyme, qui paraît en 1929. Pourquoi ce petit livre, de moins de 200 pages, est-il devenu un classique intemporel, toujours aussi pertinent près de 100 ans plus tard ?
Parce que l’écrivaine y dépeint une condition féminine qui s’améliore extrêmement lentement. Ses assertions restent donc tristement d’actualité. En se demandant pourquoi aussi peu de femmes se piquent de littérature, Virginia Woolf démystifie la figure du génie en s’intéressant aux conditions de son éclosion. Elle pose d’emblée un prérequis à la création : “il est indispensable qu’une femme possède quelque argent et une chambre à soi si elle veut écrire une œuvre de fiction”. Deux conditions auxquelles les hommes ont eut accès des millions d’années plus tôt.
Beaucoup de femmes ne bénéficient pas, encore aujourd’hui, de cet espace personnel où elles ne seraient pas dérangées par leur famille. Autre image d’Epinal déboutée dans la foulée : l’artiste qui crée dans la misère. Un minimum de confort financier est requis (500 livres par an détermine-t-elle) pour laisser la possibilité à l’esprit de rêver et de développer son imaginaire. Pour illustrer son point de vue, l’impertinente Virginia Woolf crée Judith, une sœur fictive à William Shakespeare, dotée d’un génie littéraire égal au sien. Et imagine son parcours de femme au XVIe siècle, arrivant à la conclusion qu’elle serait devenue folle, empêchée de libérer sa force créatrice par les innombrables contraintes de la société de l’époque liées à son sexe.
Imaginons qu’une femme déterminée – comme Jane Austen le fut – réussisse à créer un roman comme Orgueil et Préjugés (qu’elle écrivit en cachette dans le salon familial), il lui faudra ensuite essuyer le regard et les réflexions des hommes, pleins de confiance dans leurs jugements sexistes. Et se forger elle-même une autre capacité indispensable à la création : la confiance en soi. Voilà pourquoi les sœurs Brontë ont toutes publié sous pseudonyme.
“L’art de la création exige la liberté et la paix”
Flânant dans les allées de l’université fictive d’Oxbridge, Virginia Woolf devise : “n’est-ce pas quelquefois dans l’oisiveté, dans le rêve que la vérité noyée émerge quelque peu ?” Certes, et quelles femmes, mis à part une poignée de privilégiées (dont elles avaient toutes conscience de faire partie), pouvaient se permettre de déambuler, seules, dans la nature comme elle le fait ? Nouveau parallèle évident avec notre époque : quelles femmes peuvent aujourd’hui flâner en toute tranquillité dans l’espace urbain, à n’importe quelle heure, en toute liberté et sans peur d’être suivie, importunée ou pire ?
S’arrêtant dans la bibliothèque de l’université, l’autrice se rend compte que les hommes ont beaucoup écrit sur les femmes. Vraiment beaucoup. Avec passion, colère, parfois haine. Mais le point de vue est quasi exclusivement masculin. Et donc, les femmes ne sont décrites que “dans leur rapport aux hommes”. Comme si leurs vies ne méritaient d’être observées que par ce prisme. Là encore, du concept de female gaze (où les femmes posent leur regard sur le féminin) au Test de Bechdel (qui consiste à observer si dans un film, deux personnages féminins existent et ne font pas que parler des hommes), les réflexions avant-gardistes de Virginia Woolf demeurent étonnamment actuelles.
Cette magistrale démonstration prend des chemins passionnants : l’essayiste, qui était bisexuelle, s’interroge sur le genre et esquisse la possibilité d’une histoire lesbienne. Puis elle démontre avec un génie caustique inégalé, comment le muselage créatif des femmes, “enfermées à l’intérieur de leur maison pendant des milliers d’années”, a appauvri la littérature. Tout comme la peur des hommes de perdre leurs privilèges et leur contrôle sur les femmes. Elle les a conduits à écrire parfois bien médiocrement.
Ainsi, Virginia Woolf livre au passage quelques clés aux aspirantes écrivaines qui font aussi de cette “Chambre à soi” un magnifique livre de développement personnel. Elle en appelle aux forces créatrices féminines pour enrichir l’art de la fiction. “Écrivez ce que vous désirez écrire, c’est tout ce qui importe. Et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours.” Qui sait, vous serez peut-être la prochaine Virginia Woolf.
Une Chambre à soi, de Virginia Woolf (éditions 10/18)
Journaliste spécialiste des séries, féministe passionnée, amoureuse des livres. Parce que l’Histoire et les histoires ont été racontés en écrasante majorité dans une perspective patriarcale, mettre en lumière les écrits qui interrogent ce qu’on croit savoir est indispensable.