« Si vous êtes une fille et que quelqu’un tient à montrer combien il vous hait, il y a des chances qu’il vous qualifie de ‘salope’ ou autre terme avoisinant ; et, vraiment, il n’y a qu’une seule ligne de défense : ‘Je ne suis pas une salope’. Une réponse qui, au lieu de réfuter la notion même de ‘salope’, jette l’opprobre sur d’autres femmes. »
Sublime bande dessinée mêlant autobiographie et essai sur les violences faites aux femmes, L’une d’elles est l’autopsie mélancolique d’une culpabilité qui colle, d’un trauma, d’une colère énorme.
Sur fond d’histoire de serial killer, au temps du « tueur du Yorkshire » qui éclatait les femmes à coups de marteau, Una nous parle de vies brisées par la violence des hommes.
Elle nous parle des errances de la police, d’une affaire de meurtres qui n’en finit pas, car après tout, les victimes étaient des prostituées, des femmes aux mœurs douteuses, qu’on allait tout de même pas écouter et protéger. Et puis quand le tueur commence à s’en prendre à de jeunes « innocentes », c’est d’abord le choc, comme s’il y avait plusieurs valeurs de femmes, comme si les premières l’avaient bien cherché. Mais les autres aussi finalement, non ? À sortir seules le soir alors qu’un tueur court les rues…
On vous le répète pourtant à longueur de temps mesdames, que si vous sortez seules, courez seules dans la forêt, voyagez seules, bref, tentez de vivre sans la protection des hommes, d’autres hommes risquent de vous violer ou de vous tuer. Vous étiez prévenues, nous étions et sommes toujours inlassablement prévenues.
Dans cette œuvre, il est aussi question du manque de considération pour la parole des femmes, de la fascination virile pour la violence, de la manière dont de devrait se comporter une bonne victime, de tueurs qui sont toujours de fascinants et sombres inconnus, mais certainement jamais nos voisins, nos frères ou nos amis.
Et puis il y a l’autrice, cette enfant seule, moquée, la « salope » de ses petits camarades, la bizarre, petite enfant aux ailes de libellules que l’on voudrait tant embrasser, consoler, et que les dessins enserrent dans la solitude et la peur. Elle a bien dû faire quelque chose aussi, celle là, pour mériter le rejet et les multiples agressions, sans que parents ni profs ni psys n’y comprennent rien.
Dessins de rêves et de cauchemars, qui portent cette enfant toujours seule, errant dans des déserts gris et blancs, sans horizon, dans ce temps gris de l’âme, ce froid de larmes retenues. Tâches d’encre de chine, arbres, racines, veines qui relient et qui transpercent, qui attachent, creusent et libèrent. Dessins de femmes poupées, d’un trait de crayon respectables, d’un trait putes, d’un trait folles, changeant aussi rapidement de statut que de longueur de jupe.
Pendant que le tueur de Yorkshire ôte la vie de femmes qui avaient des noms, des amours et des visages, le monde ôte son innocence et sa quiétude à Una, qui grandit morte-vivante et traîne sa douleur dans une grande bulle de BD vide, puisqu’il semble ne plus y avoir de mots possibles.
Mais avec le temps, les mots reviennent, et l’autrice s’empare du dessin pour dénoncer, responsabiliser, chercher des solutions. L’œuvre évolue, comme son personnage principal, laissant une seconde partie pleine de juste colère et de raisonnement succéder à une première partie infiniment triste et poétique. Une mauvaise victime donc, une victime qui s’en remet (plus ou moins) et prend les armes. Mais enfin, ce que dit L’une d’elles, et qui devrait tellement déjà depuis toujours être une évidence, c’est qu’il n’y a pas de bonne ou mauvaise victime, de bonne ou mauvaise façon de se mettre ou de ne pas se mettre en danger, de s’en sortir ou ne pas s’en sortir. Il n’y a que des agresseurs, fruits d’un système patriarcal qui doit être inlassablement reconnu, démasqué et combattu.
Féminazi bouddhiste et anarchiste, Charlotte déteste les mots en « iste ». Elle préfère les longues promenades dans la campagne normande, les haïkus et le métal indus.