Ce livre a été publié aux éditions Seuil et peut être emprunté à la Féministhèque.
« Mes bien chères sœurs… » : le ton est donné, et ce dès le titre de ce court essai paru le 8 mars 2019. C’est de sororité que Chloé Delaume – artiste et écrivaine contemporaine, (autrice des Sorcières de la République paru en 2016) – veut parler ; de ce lien entre femmes qui permet de redessiner les contours du féminisme, sans plus se référer aux hommes, en dehors du patriarcat, dans la revendication d’une relation privilégiée, protectrice, bienfaisante. Puisque les femmes sont constituées comme une minorité, alors, les 52 % de la population qu’elles représentent doivent acter « Le crépuscule des Guignols » (titre du premier chapitre), métaphore de la fin de l’oppression masculine. Oui, affirme l’autrice dès les premières lignes, « le patriarcat bande mou » : et l’après affaire Weinstein signe pour elle ce réveil des consciences, symbolisé par l’image même du réseau, véritable force collective , quatrième vague du féminisme, « le réel se dévoile tel que le subissent les femmes. » Les phrasés sont au vitriol, dans des fulgurances presque baroques, critique d’un système qui conjugue les dominations – capitalistes, masculines, égotistes, dogmatiques… – « C’est l’histoire d’une espèce qui se regarde dans le miroir sans admettre que son visage est celui de Donald Trump. Ni que le monothéisme lui fait une nouvelle peau. C’est l’histoire de la chute du vieux papatronat à l’heure où la puissance ne sait plus dans quel corps elle devrait s’incarner ».
Puis, suivant la problématique qui lui est chère – l’autofiction – l’autrice s’attache à certains phénomènes à la fois marquants et coutumiers de son enfance – le samedi soir devant la télé, quand toutes les familles regardaient l’émission « Cocoricoboy », une sorte de « playboy parodique », avec son inénarrable strip-tease qui ne peut mieux illustrer la culture du viol, ou encore sa tante qui l’avertit : « Les féministes finissent vieilles filles, réfléchis bien à ce qui t’attend. »
Chloé Delaume lie ces souvenirs intimes avec une vision plus globale de la société française, celle de la grivoiserie, du harcèlement de rue, de celles qui couchent pour y arriver, et avec un humour noir sans équivoques, elle pousse le raisonnement jusqu’au bout : « quand vous serez bien vieille, des piles dans la chandelle, assise seule et en feu, […] vous direz, en jouissant sévère, en vous émerveillant : au standard on me violait, du temps où j’étais belle. » Revisiter Ronsard à la sauce papa, voilà un « sardonisme » efficace qui montre bien les angles morts des raisonnements de ceux (et celles ?) qui pensent encore que le corps des femmes ne leur appartient pas tout à fait, que c’est aux filles de ne pas se mettre en minijupe, d’éviter le rouge à lèvres le samedi soir, tard.
Alors non, ce n’est pas parce qu’on a progressé qu’on doit baisser les bras : les statistiques, les inégalités, partout, tout le temps, nous enjoignent au contraire à suivre, à enfler cette parole libérée, qui circule : une femme sur dix est ou bien sera violée au cours de sa vie. Enfin, cette parole a de la valeur. Justement : la sororité permet, explique l’autrice, de signer la fin des rapports verticaux, de se montrer « dangereuses » aussi bien qu’unies, et comme le pouvoir des mots peut être aussi important que celui des actes, il s’agit là de remettre au goût du jour ce terme, sororité, trop longtemps effacé au profit de fraternité (tellement bien que si l’un a totalement disparu des usages, l’autre orne désormais tout bâtiment public), déterré dans un premier temps par les scouts français dans les années 1940 (puis abandonné pour « sestralité »), et dans un deuxième temps par les féministes des années 1970 après que leurs homologues américaines revendiquent le « sisterhood » comme mode de vie et mode d’action militante (dans la lutte anti-nucléaire par exemple, penser ici au mouvement « wicca »…).
Pourquoi le fait d’envisager les rapports entre femmes à l’aune de la sororité changerait les choses ? Parce que l’idée du cercle de paroles féminines, selon l’autrice, extrait de toute idée de domination, enjoint à l’acceptation de la différence, voire à l’empathie. Il ne s’agit pas seulement d’amitié féminine, ou de bienveillance polie : mais bien d’une éthique qui construit du collectif : « toutes ces elles qui deviennent des je, des essaims de je en forme de nous. Des nous, un nous de femmes. Perçues et traitées comme telles. » Un lien d’autant plus nécessaire qu’il n’existe pas – ou très peu – dans l’imaginaire collectif : Chloé Delaume évoque ici le fameux test de Bechdel, trouver une œuvre de fiction qui mette en scène deux femmes, deux femmes qui parlent d’autre chose que des hommes… très difficile !
Nous avons donc besoin, aujourd’hui, d’une communauté féministe, et surtout pas pour faire joli : aussi, ce vœu s’accompagne de préceptes militants : l’autrice préconise par exemple de s’abstenir de critiquer une autre femme en public, quand la société se sera déjà chargée de la mettre en dessous « du plafond de verre ». Car non, « faire bande ce n’est pas le plus difficile » : ce qui est compliqué, ce qui achoppe, c’est notre manière à nous les femmes de regarder les autres femmes. De ne plus les voir comme des rivales… Et pas non plus obligatoirement comme des amies. Mais bien comme des sœurs, c’est-à-dire : membres d’une même communauté, animées par la même volonté de changer la société.
Non sans légèreté, comme le montre cette proposition finale du livre, présentée comme un jeu d’adresse : ponctuer toutes les remarques sexistes des dîners en famille ou des pauses machine à café d’un « badaboum » ou « papapoum ». L’alliance entre femmes : rempart sacré contre les attaques, flux libérateur des corps et des esprits.
Alice Groult est enseignante dans un collège à Aubervilliers et pratique une pédagogie critique. Elle écrit aussi des articles sur le féminisme, la politique, la sexualité.