Dans ce gros roman de près de 500 pages, sublimé par les aquarelles de Philippe Dumas, Marie-Aude Murail nous plonge dans le monde magique et poétique de Miss Charity, une jeune héroïne très singulière qui a souhaité s’extraire du carcan conservateur de la société victorienne de l’Angleterre de la fin du XIXe siècle.
« J’ai écrit Miss Charity pour rendre hommage aux créatrices du XIXe siècle, à la volonté de fer qui leur fut nécessaire pour se frayer un chemin dans un monde régenté par des hommes. J’ai hésité sur le modèle à suivre, Jane Austen, la comtesse de Ségur, Charlotte Brontë ou George Sand ? Puis je me suis souvenue d’une biographie qu’on m’avait offerte quelque vingt cinq ans auparavant, Le Petit Monde animal de Beatrix Potter, par Margaret Lane. Je l’ai relue et j’ai été émerveillée. C’est une vraie vie d’héroïne dans cette Angleterre victorienne que j’aime tant. J’ai transformé cette vraie vie en une fausse autobiographie, celle de Charity Tiddler, une héroïne qui, au fond, me ressemble, petite fille enfermée dans un cercle magique, et qui, peu à peu, lentement, parvient à exister aux yeux des autres. Elle en dessinant, moi en écrivant. »
Londres 1875. Charity Tiddler, cinq ans, vit recluse dans la nursery du 3e étage de la grande bâtisse de ses parents. Elle est élevée par Tabitha, sa bonne écossaise, et Mademoiselle Blanche, sa gouvernante française, qui lui enseigne l’aquarelle et dont elle se sent très proche. Charity n’a de contact avec sa mère que le dimanche, lorsqu’elle doit accomplir son devoir religieux et dîne avec ses parents uniquement pour son anniversaire.
« Tous les dimanches de mon enfance se ressemblaient. Voilà pourquoi celui-ci, de l’hiver 1875, m’est resté en mémoire. J’allais avoir bientôt cinq ans. Maman commença la matinée par un interrogatoire. »
Pour ne pas mourir d’ennui, Charity s’est créée une famille de substitution et trouve du réconfort dans la petite ménagerie qu’elle cache dans la nursery, ne mettant dans la confidence que sa bonne et sa préceptrice. C’est donc entourée de Madame Petitpas, Mme Tutu, Master Peter, Julius le rat, Darling le crapaud, Jack le hérisson, Cook le canard et Petrucio le corbeau que Charity grandit, se découvrant une passion pour la peinture et la mycologie, au grand désespoir de sa mère et de tout son entourage.
« Ces dames s’y entendent pour ces petites choses. Mais Miss Tiddler, les fleurs c’est tellement plus gracieux que les champignons. Pourquoi ne peignez-vous pas de jolies bouquets ? »
Pour échapper à cette mère peu aimante, Charity, petite fille précoce et curieuse devenue une jeune femme singulière, va se battre pour son indépendance intellectuelle et financière et devra se confronter au puritanisme de l’Angleterre bourgeoise qui refuse que les femmes travaillent et s’instruisent, devant consacrer toute leur énergie à trouver un mari.
« J’aurais fait un petit garçon très acceptable mais j’étais une fillette désespérante. »
Si pour écrire Miss Charity, Marie-Aude Murail s’est inspirée de la vie de Béatrix Potter, naturaliste et autrice anglaise de livres pour la jeunesse, elle rend également un hommage habile au roman victorien et aux femmes de lettres anglaises. Le recul que Charity Tiddler porte sur les us et coutumes de son époque et de son entourage, comme les mariages arrangés et intéressés de ses cousines, n’est pas sans rappeler les héroïnes de Jane Austen, le tout non dénué d’un humour pince-sans-rire très anglais,
« La jeune fille est très difficile pour la conversation car il y a tout ce qu’elle ne sait pas, et tout ce qu’elle ne doit pas savoir, et tout ce qu’elle sait mais qu’elle n’est pas censée savoir. »
Dans Miss Charity, il est également question de Shakespeare, que Charity apprend par cœur pour tromper l’ennui, d’Oscar Wilde et Bernard Shaw et l’hommage leur est cette fois-ci rendu par la forme que revêt cet ouvrage. Si la narration est celle du roman, les dialogues sont construits de façon théâtrale, et souvent précédés de didascalies.
Lydia Howitt, ricanant – Et qu’est-ce que c’est, une « femme moderne » ?
Mrs Carter – Mais… c’est une femme qui ne se marie pas pour rester indépendante et qui gagne sa vie.
Moi – En somme, je suis une femme moderne.
Lydia Hewitt, ricanant toujours – C’est une autre appellation de la vieille fille, voilà tout.
Dans le récit de Marie-Aude Murail s’imbriquent de très nombreux thèmes. Si en surface, c’est bien de l’indépendance de la femme dont il est question, la liberté de création, le monde de l’édition et la place de l’écrivain face à la figure de l’éditeur ne sont pas en reste. Car pour devenir une autrice à succès, Charity Tiddler va devoir se dresser contre ses parents mais aussi contre des éditeurs peu enclins aux négociations pour imposer sa vision, son travail et même ses à-valoir.
« Vous prendrez un pseudonyme, un nom d’homme. Toutes les dames qui écrivent font ainsi, c’est plus convenable. »
En adaptant la vie d’une autrice de littérature jeunesse, Marie-Aude Murail nous propose également une réflexion sur la littérature jeunesse qu’elle met en abyme. Lorsqu’elle présente ses histoires et aquarelles à son éditeur, Charity se heurte à la règle des 3B à laquelle doit se soumettre toute publication à destination des enfants et ainsi respecter le Beau, le Bon et le Bien. Une règle qui ne lui convient guère et que Beatrix Potter a elle-même essayé de contourner pour se différencier des publications de l’époque. Ainsi, l’anthropomorphisme des personnages de Potter a toujours été contrebalancé par la précision de son trait et ses histoires jamais édulcorées (le père de Peter Rabbit a donc fini ses jours dans une tourte). Béatrix Potter, avait également l’exigence du mot juste, convaincue que les enfants y sont sensibles, refusant donc de remplacer un terme difficile par un autre, plus simple mais moins précis.
Avec Miss Charity, Marie-Aude Murail nous prouve encore une fois, si besoin il y a, que la littérature jeunesse peut elle aussi servir de grandes causes et allier l’émerveillement à l’exigence intellectuelle.