Dans ce court ouvrage, Mary Beard, spécialiste de l’histoire antique, pose la question de la représentation et de la place des femmes dans les structures de pouvoir en Occident : comment les femmes accèdent-elles à la parole publique, et donc, au pouvoir (politique) ?
Partant d’un épisode de L’Odyssée d’Homère où Télémaque ordonne à sa mère Pénélope de se taire lorsque celle-ci ose prendre la parole en public, l’autrice explore les diverses facettes de la prise de parole des femmes, allant jusqu’à étudier par exemple les représentations (dessins, caricatures, mais aussi photographies) des femmes politiques contemporaines, comme Hillary Clinton, Margaret Thatcher ou Theresa May.
Ce manifeste s’inscrit résolument et avec humour dans les questionnements féministes qui visent à déconstruire l’assimilation du pouvoir aux hommes et au masculin, dans un contexte de dénonciation de plus en plus ample des violences faites aux femmes, après l’éclatement de l’affaire Weinstein, mais aussi suite à la défaite d’Hillary Clinton aux présidentielles de 2016. L’autrice cherche surtout à établir une analyse des mécanismes de pouvoir sur le très long terme car, selon elle, « la vision à long terme nous aidera à éviter le diagnostic simpliste de ‘misogynie’ sur lequel nous inclinons un peu paresseusement à nous rabattre. Certes, la misogynie est bien une manière possible de décrire ce qui se passe […] Mais si nous voulons comprendre — et agir en conséquence — pourquoi les femmes, même quand elles ne sont pas réduites au silence, doivent encore payer un prix très élevé pour être entendues, alors il nous faut reconnaître que les choses sont un peu plus compliquées et que nous avons affaire ici à une longue histoire ».
Réduire les femmes au silence
Mais alors quelles sont les stratégies mises en oeuvre depuis le monde antique pour réduire les femmes au silence ? Leur intimer le silence, les confiner dans leurs appartements et près de leurs quenouilles (comme le fait Télémaque à sa mère dans l’épisode de L’Odyssée) ne suffit pas : lorsqu’elles prennent la parole, les femmes ne parlent pas vraiment, c’est bien connu : elles bavardent, elles papotent, elles commèrent, elles jacassent. Pire encore, si elles osent affirmer leurs opinions, elles aboient ou elles grognent. Les femmes semblent alors plus proches du règne animal que de la parole raisonnable et rationnelle des hommes — le logos ou le mythos grec. La parole des femmes est soit triviale, soit incommodante : si incommodante même que leur timbre de voix (aigu, haut perché) est jugé négativement : seuls les hommes au timbre grave sont considérés comme sérieux et dignes d’être écoutés.
Aujourd’hui encore, ces considérations antiques continuent d’influencer les remarques misogynes, qui n’ont rien inventé : le trolling sur Internet cible bien davantage les femmes que les hommes, les moqueries et les attaques touchent les commentatrices sportives dont la voix est jugée irritante, le mansplaining et le mansterrupting sont des réalités éprouvées par toutes les femmes… En fait, dénonce l’autrice, les femmes sont seulement autorisées à prendre la parole lorsqu’elles défendent leurs intérêts particuliers ou qu’elles manifestent leur condition de victimes. Ce qui contribue à les enfoncer dans leur positionnement passif, à leur dénier toute « agentivité » (pour reprendre le concept de Judith Butler) et à les considérer comme aptes à représenter uniquement la féminité, donc l’altérité ; alors que les hommes sont capables de représenter l’humanité toute entière.
Quels remèdes adopter afin de lutter contre cet état de fait ? Certaines femmes se virilisent, adoptent les codes masculins de la prise de parole publique et du pouvoir : ainsi l’autrice évoque le coach vocal auquel Margaret Thatcher avait eu recours pour « corriger » une voix jugée trop aigüe et donne à voir la photo d’Angela Merkel et d’Hillary Clinton, toutes deux en tailleur-pantalon. Mais selon elle, « toutes les tactiques de ce genre tendent à donner aux femmes le sentiment qu’elles se travestissent en incarnant des rôles rhétoriques qui leur sont étrangers ». Alors, une question plus vaste se pose : quel rapport les femmes pourraient-elles entretenir avec un pouvoir dont les codes et les structures ont été pensés par et pour les hommes ?
La misogynie politique
Depuis le monde antique, le pouvoir est masculin et à l’inverse « la faiblesse appartient au genre féminin ». En fait, même nos images mentales relient le pouvoir au masculin : si on ferme les yeux et qu’on doit s’imaginer un président, un docteur, un professeur d’université… il y a de fortes chances, aussi féministe soit-on, que cette image soit celle d’un homme — surtout que la structure de la langue française, qui persiste à trouver difficile de féminiser certains noms de métier, ne fait rien pour aider. Même les métaphores qu’on utilise pour désigner l’accession des femmes au pouvoir signalent qu’elles sont d’emblée placées à l’extérieur de ce pouvoir : « frapper à la porte », « briser le plafond de verre », « se jeter à l’assaut de la citadelle », etc. Encore une fois, Mary Beard démontre que ces convictions proviennent de modèles culturels antiques : les femmes — pensons à Médée, à Antigone, aux Amazones, à Clytemnestre — usurpent le pouvoir et engendrent le chaos et la mort. Ces femmes de pouvoir sont présentées comme des êtres monstrueux qui doivent être remis à leur place… par des hommes, bien sûr. Ainsi on aboutit rapidement à l’impression que « le devoir des hommes est de sauver la civilisation de la domination des femmes ».
Rire de la Méduse
Mary Beard évoque ensuite des pièces de théâtre ou des grandes figures féminines qu’on pourrait juger relever du proto-féminisme ou représenter un certain pouvoir féminin : par exemple Lysistrata ou Athéna. Mais elle opère un renversement : non, ces figures ne sont pas positives. En fait, la pièce d’Aristophane s’achève par le renvoi des femmes dans la sphère privée ; et Athéna n’est pas une femme mais un être hybride, né de la cuisse d’un dieu.
L’image la plus frappante et qui a connu la plus grande postérité est celle de la Méduse, un visage de femme encadré de serpents vivants qui pétrifie les hommes de son seul regard : cette figure mythologique représente le péril destructeur des femmes et demeure encore aujourd’hui un symbole de l’opposition au pouvoir des femmes. L’autrice insère dans son ouvrage les caricatures sous les traits de la Méduse de femmes politiques contemporaines : Angela Merkel, Theresa May, Dilma Rousseff et surtout Hillary Clinton en ont toutes fait les frais. La plus répugnante demeurant celle où Trump représenté en Persée est montré brandissant la tête décapitée de Clinton-Méduse…
Quelles solutions apporter à une situation aussi navrante ? L’autrice propose d’exploiter le statu quo en détournant les symboles de la domination masculine pour en faire des symboles de l’accession au pouvoir : porter des talons, se servir de son sac à main comme d’une arme de poing (comme l’a fait Margaret Thatcher par exemple), refuser le travestissement masculin, etc. Et surtout, Mary Beard conclut en proposant de redéfinir la conception actuelle du pouvoir, trop souvent résumé au prestige public, alors qu’il est aussi un attribut qu’on peut s’accorder aussi bien individuellement que collectivement : c’est ce que montrent les trois femmes qui ont fondé le mouvement Black Lives Matter, femmes dont on ne connaît pas les noms mais qui ont eu des répercussions évidentes. Le pouvoir c’est « le droit d’être prises au sérieux ».
Bref, il s’agit d’un essai très court (trop court ?) à la lecture stimulante, qui permet d’établir des liens entre la culture gréco-latine et le monde dans lequel nous évoluons. Il permet aussi d’ouvrir les yeux sur la manière dont nous — femmes comme hommes — sommes façonné·e·s et conditionné·e·s par des structures de pensée très anciennes concernant le rapport des femmes à la sphère publique, à la parole et au pouvoir… et de réaliser qu’il est temps de s’en libérer.